Elle réfléchit un moment.
— Eh bien, pour commencer, je suis têtue, et je peux être méchante quand je suis en colère. J’ai tendance à lancer la première vacherie qui me vient à la tête et, crois-moi, ce n’est pas très joli. J’ai aussi la manie de dire le fond de ma pensée, alors même que je sais que je ferais mieux de me taire.
— Cela ne me paraît pas trop catastrophique.
— Tu n’as pas eu à en pâtir jusqu’à présent.
— Oh, quand même.
— Tiens, par exemple, quand j’ai découvert que David me trompait, je l’ai traité de tous les noms.
— Il le méritait.
— En revanche, peut-être qu’il ne méritait pas de recevoir un vase en pleine figure.
— Tu as fait ça ?
— Tu aurais vu sa tête ! Il ne m’avait jamais vue ainsi.
— Qu’a-t-il fait ?
— Rien. Je crois qu’il était trop choqué pour réagir. Surtout quand j’ai commencé à lancer les assiettes. J’ai vidé le placard, ce soir-là.
— Je ne te savais pas si teigneuse, dit-il, de l’admiration dans la voix.
— Ça vient de mes origines du Middle West. Faut pas me chercher, mon pote !
— C’est promis.
— Bien. Surtout que je vise mieux, à présent.
— Je m’en souviendrai.
Ils s’enfoncèrent dans l’eau chaude. Garrett continuait à lui passer l’éponge sur la peau.
— Je te trouve toujours parfaite.
— Même avec mes défauts ? demanda-t-elle en fermant les yeux.
— Surtout avec tes défauts. Ils te donnent du piment.
— Tant mieux, parce que je te trouve vraiment parfait, toi aussi.
Le temps filait à toute vitesse. Le matin, Theresa travaillait quelques heures, puis elle revenait chez elle passer l’après-midi et la soirée avec Garrett. Ils se faisaient livrer à manger ou ils se rendaient dans l’un des petits restaurants près de chez elle. Il leur arriva de louer un film mais, en principe, ils préféraient passer leur temps à d’autres distractions.
Le vendredi soir, Kevin appela pour annoncer, tout excité, qu’il avait été sélectionné. Bien que cela signifie qu’il jouerait très souvent en dehors de Boston et qu’ils devraient passer les week-ends sur les routes, Theresa se réjouit pour lui. Puis, à son grand étonnement, Kevin demanda à parler à Garrett. Il lui raconta tout en détail, et Garrett le félicita. Après avoir raccroché, Theresa ouvrit une bouteille de vin et ils célébrèrent le succès de Kevin jusqu’au petit matin.
Le dimanche, jour du départ de Garrett, ils retrouvèrent Deanna et Brian pour le brunch. Garrett comprit aussitôt pourquoi Theresa adorait Deanna. Elle était aussi charmante que drôle, et il rit pendant tout le repas. Deanna l’interrogea sur la plongée et la voile, tandis que Brian avouait qu’il n’aurait pas pu posséder sa propre affaire car il ne s’en serait jamais occupé et aurait passé sa vie au golf. Theresa se réjouissait de les voir s’entendre si bien.
À la fin du repas les deux amies s’excusèrent et se dirigèrent vers les toilettes pour parler.
— Alors, qu’en penses-tu ? demanda Theresa, tout impatiente.
— Il est superbe, reconnut Deanna. Il est encore plus beau que sur tes photos.
— Oui. Mon cœur bat la chamade dès que je le regarde.
Deanna se tapota les cheveux en essayant de leur donner du gonflant.
— Ta semaine s’est bien passée ?
— Merveilleusement.
— Je peux te dire, à la façon dont il te regarde, qu’il tient à toi, s’exclama Deanna d’un air rayonnant. Vous me rappelez Brian et moi autrefois. Vous allez bien ensemble.
— Tu le crois vraiment ?
— Sinon, je ne le dirais pas.
Deanna sortit un tube de rouge de son sac et commença à se maquiller les lèvres.
— Comment trouve-t-il Boston ? demanda-t-elle d’un ton désinvolte.
Theresa se remettait du rouge elle aussi.
— Il n’a pas l’habitude de ce genre de vie, mais il a l’air de s’y faire. Je l’ai emmené dans des tas d’endroits sympathiques.
— Il n’a rien dit de particulier ?
— Non... Pourquoi ? demanda Theresa en scrutant le visage de son amie.
— Il aurait pu faire certaines allusions laissant penser qu’il serait prêt à venir s’installer ici si tu le lui demandais.
Deanna mettait le doigt sur un sujet que Theresa avait préféré éviter.
— Nous n’en avons pas encore parlé.
— Tu vas le faire ?
La distance qui nous sépare est un problème, mais ce n’est pas le seul, n’est-ce pas ? entendit-elle une petite voix murmurer au fond d’elle-même.
— Je ne crois pas que le moment soit encore venu, répondit-elle, peu désireuse de s’attarder sur ce sujet. En fait... je sais que nous devrons en parler un jour, mais nous nous fréquentons depuis trop peu de temps pour envisager la moindre décision actuellement. Nous devons attendre de mieux nous connaître.
Deanna la considéra avec une suspicion toute maternelle.
— Tu le connais pourtant depuis suffisamment de temps pour l’aimer, non ?
— Oui, reconnut Theresa.
— Donc, tu sais que l’heure de la décision approche, que tu le veuilles ou non.
— Je sais.
— Et que feras-tu si tu dois choisir entre le perdre ou quitter Boston ? demanda Deanna en posant une main sur son bras.
Theresa réfléchit à la question et à ce qu’elle impliquait.
— Je l’ignore, dit-elle, en regardant Deanna d’un air perplexe.
— Me permets-tu de te donner un conseil ?
Theresa hocha la tête. Deanna sortit des toilettes en la tenant par le bras et se pencha vers elle pour que personne ne les entende.
— Quelle que soit ta décision, souviens-toi qu’il faut savoir avancer dans la vie sans regarder en arrière. Si tu es certaine que Garrett peut te donner l’amour dont tu as besoin, à toi de faire en sorte de le garder. Le véritable amour est rare et c’est la seule chose qui donne un sens à la vie.
— Mais c’est aussi valable pour lui, non ? Ne devrait-il pas être prêt à se sacrifier, lui aussi ?
— Bien sûr.
— Alors, où j’en suis dans tout ça ?
— Tu te retrouves exactement au point de départ,
Theresa, et il va falloir que tu réfléchisses sérieusement à la question.
Au cours des deux mois qui suivirent, leur relation évolua d’une façon qu’ils n’avaient anticipée ni l’un ni l’autre.
En jonglant avec leurs emplois du temps respectifs, ils réussirent à se retrouver en trois autres occasions, à chaque fois pour un week-end. Un jour, Theresa descendit à Wilmington en avion pour qu’ils puissent être seuls et ils ne sortirent de chez lui que pour faire un tour en mer. Garrett vint deux fois à Boston et passa la majeure partie du week-end sur la route à accompagner Kevin à ses matchs de foot, ce qui ne le dérangea pas le moins du monde. C’était la première fois qu’il assistait à des matchs de ce genre, et, à sa grande surprise, il fut aussitôt conquis par ce sport.
— Comment peux-tu rester aussi calme ? demanda-t-il à Theresa à un moment particulièrement palpitant du jeu.
— Attends d’avoir assisté à une centaine de rencontres et on en reparlera, répliqua-t-elle en riant.
Quand ils étaient ensemble, plus rien d’autre ne comptait au monde. Ils s’organisaient toujours pour que Kevin dorme une nuit chez un ami afin de pouvoir être un peu seuls. Ils passaient des heures à parler et à rire, serrés l’un contre l’autre, et à faire l’amour, en essayant de rattraper tout le temps où ils étaient séparés. Mais jamais ils n’abordaient le sujet de leur avenir, ne sachant pas qu’attendre l’un de l’autre. Non qu’ils doutent de leur amour. De cela au moins, ils étaient certains.
Mais, comme ils ne se voyaient pas très souvent, ils connaissaient des hauts et des bas. Autant tout allait bien quand ils étaient ensemble, autant tout allait mal dès qu’ils se retrouvaient éloignés l’un de l’autre. Garrett, surtout, supportait mal la distance qui les séparait. Et, s’il gardait bon moral les premiers jours après l’avoir vue, ce dernier déclinait lentement jusqu’à leur rencontre suivante.
Bien sûr, il aurait voulu qu’ils se voient plus. Maintenant que l’été était terminé, c’était plus facile pour lui que pour elle de partir. Et il n’y avait pas grand-chose à faire au magasin, même avec le personnel réduit. En revanche, Theresa avait un emploi du temps surchargé, d’autant plus que Kevin avait repris ses cours et qu’il jouait au foot tous les week-ends. Il lui était impossible de se libérer, ne fût-ce que pour quelques jours. Et si Garrett était prêt à la rejoindre plus souvent, Theresa, elle, n’avait simplement pas le temps. Plus d’une fois, il avait proposé de monter à Boston, mais pour une raison ou une autre, ça ne s’était pas fait.
Évidemment, il savait que d’autres couples vivaient des situations bien plus difficiles que la leur. Son père lui avait raconté qu’il leur était arrivé de ne pas pouvoir se parler pendant des mois, sa mère et lui. Il était parti en Corée, il avait passé deux ans dans la marine, et, quand les temps se faisaient durs pour les crevettiers, il s’engageait sur des cargos en partance vers l’Amérique du Sud. Parfois le voyage durait plusieurs mois. Leur seul lien restait alors le courrier, des plus aléatoires à cette époque. Certes, ce que vivaient Garrett et Theresa était moins pénible, mais pas facile pour autant.
Et, si la distance qui les séparait constituait un gros problème, rien ne permettait d’espérer une amélioration de ce côté-là dans un avenir proche. Il ne voyait que deux solutions : soit il déménageait, soit elle déménageait. Tout revenait inexorablement à ça.
Au fond, il savait que Theresa devait tenir un raisonnement identique, ce qui expliquait qu’aucun d’entre eux n’eût envie d’en parler. C’était plus facile d’éviter ce sujet que de s’engager sur une voie que tous les deux appréhendaient.
Elle ou lui devrait changer radicalement de vie. Mais qui ?
À Wilmington, il avait son affaire, le style de vie qu’il aimait, la seule existence qu’il eût jamais connue. Boston était une ville agréable mais il ne s’y sentait pas chez lui. Il n’avait jamais envisagé de vivre ailleurs. Et il y avait son père, qui, malgré son physique jeune et robuste, vieillissait, comme tout le monde. Garrett n’avait que lui.
De son côté, Theresa était fortement ancrée à Boston. Certes, ses parents n’y demeuraient pas, mais Kevin était dans une école qu’il aimait, elle faisait une carrière brillante dans un grand journal et elle avait tout un réseau d’amis qu’elle devrait quitter. Elle avait travaillé dur pour en arriver là et, si elle quittait Boston, elle devrait certainement tout abandonner. Pourrait-elle s’y résoudre sans lui reprocher ce sacrifice ?
Garrett ne voulait pas y penser. Il préférait se concentrer sur le fait qu’il aimait Theresa et s’accrochait à l’idée que s’ils étaient destinés à vivre ensemble ils finiraient par y arriver.
Pourtant, au fond de lui, il savait que ce ne serait pas facile, et pas seulement à cause de la distance qui les séparait. Au retour de sa deuxième visite à Boston, il avait fait agrandir et encadrer une photo de Theresa. Il l’avait posée sur la table de nuit, en face de celle de Catherine, mais, malgré ses sentiments pour Theresa, sa photo semblait déplacée dans sa chambre. Quelques jours plus tard, il l’installa ailleurs, en vain. Partout où il la posait, il lui semblait que le regard de Catherine la suivait. C’est ridicule, se dit-il, en la déplaçant une fois de plus. Il finit néanmoins par la mettre dans le tiroir, s’assit sur son lit, prit la photo de Catherine et soupira en la contemplant.
— Nous n’avons pas eu tant de problèmes, murmura-t-il en caressant l’image du bout des doigts. Pour nous, tout a toujours été simple, non ?
Quand il revint sur terre, conscient que la photo ne lui répondrait pas, il s’en voulut de son attitude idiote et ressortit le portrait de Theresa.
Les regardant tour à tour, il comprit enfin ce qui le tourmentait. Il aimait Theresa plus qu’il ne l’aurait jamais cru possible..., mais il aimait toujours Catherine...
Pouvait-il les aimer toutes les deux en même temps ?
— Je n’en peux plus de t’attendre, disait Garrett.
C’était la mi-novembre, deux semaines avant Thanksgiving. Theresa devait passer les vacances chez ses parents, avec Kevin, et elle s’était organisée pour réserver le week-end précédent à Garrett. Ils ne s’étaient pas vus depuis un mois.
— Toi aussi, tu me manques, fit-elle. N’oublie pas que tu m’as promis de me présenter enfin à ton père.
— Il a décidé d’anticiper Thanksgiving et de nous inviter à déjeuner chez lui. Il n’arrête pas de me demander ce que tu aimes. Je crois qu’il veut faire bonne impression.
— Dis-lui de ne pas s’inquiéter. Tout ce qu’il fera sera parfait.
— Je ne cesse de le lui répéter. Mais je peux t’affirmer que ça le tracasse.
— Pourquoi ?
— Parce que tu vas être notre première invitée à la maison.
— Interromprais-je une tradition familiale ?
— Non, je me plais à croire que nous inaugurons une ère nouvelle. N’oublie pas que c’est lui qui s’est porté volontaire.
— Tu crois que je lui plairai ?
— J’en suis sûr.
Dès qu’il avait appris la venue de Theresa, Jeb Blake s’était lancé dans de grandes innovations. Il commença par engager quelqu’un pour nettoyer de fond en comble sa petite maison, un travail qui dura deux jours car il voulait que tout soit impeccable. Il acheta également une chemise et une cravate. Quand il sortit de sa chambre, arborant ses vêtements neufs, il remarqua tout de suite le regard surpris de Garrett.
— Comment me trouves-tu ? demanda-t-il.
— Tu es très beau, mais pourquoi portes-tu une cravate ?
— Ce n’est pas pour toi, c’est pour le dîner de ce week-end.
Garrett continua de dévisager son père, un sourire taquin sur les lèvres.
— Je ne crois pas t’avoir jamais vu en porter.
— Si, ça m’est déjà arrivé. Seulement tu ne t’en souviens plus.
— Tu n’es pas forcé d’en mettre une pour la venue de Theresa.
— Je le sais, mais j’en avais envie.
— Cette rencontre te préoccupe, n’est-ce pas ?
— Non.
— Papa, reste tel que tu es. Je suis sûr que tu plairas à Theresa, quoi que tu portes.
— Je ne dois pas avoir pour autant l’air négligé devant ton amie ?
— Non.
— Alors la question est réglée. Je ne venais pas te demander ton avis, je voulais juste savoir si ça allait.
— Tu es très bien.
— Parfait.
Jeb repartit vers sa chambre en déboutonnant son col, desserrant déjà sa cravate.
— Garrett ! cria-t-il de sa chambre.
— Quoi encore ?
Il passa la tête dans l’entrebâillement de la porte.
— Tu mettras une cravate, toi aussi, non ?
— Ce n’était pas dans mes intentions.
— Eh bien, change d’intentions. Je ne veux pas que Theresa découvre que je n’ai pas su apprendre à mon fils à se tenir en société.
La veille de l’arrivée de Theresa, Garrett aida son père à accomplir les derniers préparatifs. Il tondit la pelouse pendant que Jeb sortait la porcelaine qu’il n’utilisait que rarement, pour ne pas dire jamais, et qu’il lava à la main. Après avoir cherché des couverts assortis, ce qui n’était pas évident non plus, Jeb choisit une nappe dans l’armoire. Il la mettait dans la machine à laver au moment où son fils revint du jardin. Garrett se servit un verre d’eau.
— À quelle heure arrive-t-elle, demain ? demanda Jeb.
— Son avion atterrit à dix heures. Nous devrions être ici vers onze heures.
— À quelle heure voudra-t-elle déjeuner, à ton avis ?
— Je ne sais pas.
— Tu ne lui as pas posé la question ?
— Non.
— Alors comment saurai-je à quelle heure je dois mettre la dinde au four ?
— Tu n’as qu’à la prévoir pour le début de l’après-midi. Ce sera parfait.
— Tu ne crois pas que tu devrais l’appeler pour lui demander ?
— Vraiment, crois-tu que ce soit nécessaire ? Il n’y a pas de quoi en faire toute une histoire.
— Peut-être pas pour toi, mais c’est la première fois que je vais la voir, et si vous vous mariez un jour tous les deux je ne veux pas être la victime d’une histoire drôle qu’on ressortira dans toutes les grandes occasions.
— Qui a dit que nous nous allions nous marier ? demanda Garrett en haussant les sourcils.
— Personne.
— Alors pourquoi en parles-tu ?
— Parce que, à mon avis, il faut bien qu’un de nous deux le fasse, et je ne suis pas sûr que tu t’y décides un jour.
— Tu penses donc que je devrais l’épouser ? lança Garrett en scrutant le visage de son père.
— Peu importe ce que je pense, répondit Jeb avec un clin d’œil, c’est ce que tu penses toi qui compte.
Ce même soir, au moment où Garrett ouvrait sa porte, il entendit le téléphone sonner. Il courut décrocher.
— Garrett ? fit la voix de Theresa. Tu as l’air essoufflé.
Il sourit.
— Oh, bonsoir, Theresa. J’arrive à l’instant. J’ai passé la journée chez mon père à l’aider à tout préparer. Il meurt d’impatience de te rencontrer.
Il y eut un silence gêné.
— Justement, à propos de demain..., commença-t-elle.
Il sentit sa gorge se serrer.
— Qu’y a-t-il ?
Elle mit quelques secondes à répondre.
— Je suis vraiment désolée, Garrett... Je ne sais pas comment te le dire, mais je ne peux pas venir, finalement.
— Rien de grave ?
— Non, tout va bien. Seulement une urgence de dernière minute, une conférence très importante à laquelle je dois assister.
— Quelle sorte de conférence ?
— Elle réunira tous les gros bonnets de la presse et des médias à Dallas ce week-end. Deanna pense qu’il serait utile que je rencontre certains d’entre eux.
— Et tu l’apprends seulement maintenant ?
— Non..., euh, si... Bien sûr, je savais que cette conférence avait lieu, seulement il n’était pas prévu que j’y aille. Habituellement, les chroniqueurs ne sont pas invités, mais Deanna a réussi à me pistonner pour que je l’accompagne. Elle hésita. Je suis vraiment désolée, Garrett, mais c’est une chance unique qui m’est offerte.
— Je comprends, dit-il après quelques secondes de silence.
— Tu m’en veux ?
— Non.
— Tu es sûr ?
— Oui.
Elle sentait à son ton qu’il ne disait pas la vérité, et elle ne voyait pas comment lui remonter le moral.
— Pourras-tu dire à ton père que je suis désolée ?
— Oui, je lui dirai.
— Je peux t’appeler ce week-end ?
— Si tu veux.
Le lendemain, il déjeuna chez son père. Celui-ci fit de son mieux pour dédramatiser l’affaire.
— À l’entendre, elle avait une excellente raison. Elle ne pouvait pas rater une telle opportunité professionnelle. Elle a un fils à nourrir, et elle doit faire de son mieux pour y parvenir. En outre, il ne s’agit que d’un week-end, ce n’est rien dans une vie.
Garrett écoutait son père en hochant la tête, toujours aussi contrarié.
— Je suis sûr que vous finirez par trouver une solution, tous les deux. Tu verras, elle se fera pardonner la prochaine fois que vous vous retrouverez.
Garrett restait silencieux. Jeb avala deux bouchées avant de poursuivre :
— Il faut que tu comprennes qu’elle a des responsabilités, Garrett. Et parfois celles-ci doivent passer en priorité.
Je suis sûr que si tu avais un gros problème à régler au magasin tu agirais comme elle.
Garrett se renfonça dans son siège en repoussant son assiette à moitié pleine.
— Bien sûr, papa. Seulement, il y a plus d’un mois que je ne l’ai pas vue et j’attendais sa visite avec impatience.
— Tu ne crois pas qu’elle aussi avait hâte de te voir ?
— C’est ce qu’elle a dit.
Jeb se pencha sur la table et remit l’assiette devant Garrett.
— Mange. J’ai passé toute la matinée à faire la cuisine et tu ne vas pas gâcher ça.
Garrett regarda son assiette. Bien qu’il n’eût pas faim, il prit sa fourchette et mangea une bouchée.
— Tu sais, ça se reproduira, alors ne te laisse pas abattre par si peu.
— Que veux-tu dire ?
— Tant que vous habiterez à mille cinq cents kilomètres l’un de l’autre, il y aura des imprévus et vous ne vous verrez pas toujours aussi souvent que vous le souhaiteriez.
— Je m’en doute.
— Je me demande si l’un de vous deux aura le cran d’y remédier.
Garrett le fusilla des yeux.
— Quand j’étais jeune, continua Jeb, ignorant le regard noir de son fils, la vie était plus facile. Lorsqu’un homme aimait une femme, il lui demandait de l’épouser et ils vivaient ensemble. Ce n’était pas plus compliqué que ça. Mais, en ce qui vous concerne, j’ai l’impression que vous ne savez pas quoi faire.
— Je te l’ai déjà dit, ce n’est pas simple...
— Bien sûr que si. Tu n’as qu’à trouver une solution pour vivre avec elle, si tu l’aimes. Ainsi, quand elle devra s’absenter un week-end, tu ne te comporteras pas comme si ta vie était finie. Tu ne vois donc pas que ce n’est pas naturel, ce que vous essayez de faire ? À force, vous allez tout gâcher. Tu le sais, non ?
— Oui, acquiesça Garrett, qui n’avait qu’une idée : que son père cesse de parler de ça.
— C’est tout ce que tu trouves à dire ?
— Qu’est-ce que tu attendais que je dise ?
— Que vous réglerez ça dès que vous vous verrez, par exemple.
— Parfait, nous essaierons de régler ça.
Jeb reposa sa fourchette et fusilla à son tour son fils du regard.
— Je n’ai pas dit essayer, Garrett, j’ai dit régler.
— Pourquoi insistes-tu autant ?
— Parce que sinon, toi et moi, nous risquons de manger encore seuls dans vingt ans.
Le lendemain, Garrett partit en voilier dès le lever du jour et resta en mer bien après le coucher du soleil. Theresa lui avait laissé un message avec ses coordonnées à Dallas pourtant, il ne l’avait pas rappelée, se disant qu’il était trop tard, qu’elle devait déjà dormir. Il s’était menti à lui-même et il le savait, mais il n’avait pas envie de lui parler.
En fait, il n’avait envie de parler à personne. Il lui en voulait, et c’était encore en mer qu’il se sentait le moins mal, car, là, personne ne pouvait le déranger. Il avait passé la matinée à se demander si elle se rendait compte combien cette histoire le perturbait. Certainement pas, sinon, elle ne l’aurait pas fait.
Si elle tenait à lui...
Puis sa colère était tombée. Son père avait raison, comme d’habitude. Outre sa déception, cette contrariété mettait surtout en relief leur différence de vie. Theresa avait réellement des responsabilités qu’elle ne pouvait ignorer, et tant qu’ils mèneraient des vies séparées ils connaîtraient d’autres contretemps.
Il se demandait si tous les couples connaissaient des complications de ce genre. Sa seule expérience se limitait à sa vie avec Catherine, et il était difficile de comparer les deux relations. D’abord, Catherine et lui étaient mariés et vivaient sous le même toit. De plus, ils se connaissaient depuis toujours, et, comme ils étaient plus jeunes, ils ne supportaient pas les contraintes que Theresa et lui assumaient actuellement. Frais émoulus de l’université, ils n’avaient pas de maison et encore moins d’enfant. Non, leur relation n’avait rien à voir avec ce qu’il vivait actuellement avec Theresa et c’était injuste d’essayer d’établir des parallèles.
Pourtant, il y avait un dernier point qu’il ne pouvait ignorer, et qui l’avait tracassé tout l’après-midi. Catherine et lui formaient une équipe. Jamais il n’avait remis son avenir avec elle en question, jamais il n’avait douté que l’un comme l’autre fût prêt à tout sacrifier pour l’autre. Et, quand ils se disputaient, que ce fût sur l’endroit où ils vivraient, au sujet du magasin ou simplement sur ce qu’ils allaient faire le samedi soir, jamais cela ne remettait leur amour en question. On sentait dans leur comportement un engagement à long terme, la certitude qu’ils resteraient toujours ensemble.
Theresa et lui n’en étaient pas encore là.
Au coucher du soleil, il en arriva à la conclusion qu’il était injuste de raisonner ainsi. Ils ne se connaissaient que depuis peu, leur relation ne pouvait donc pas encore donner ce sentiment de constance. Avec le temps, et de meilleures conditions de vie, ils formeraient une équipe eux aussi.
Non ?
Il s’aperçut qu’il n’en était pas sûr.
Comme de beaucoup d’autres choses.
En fait, il n’avait qu’une certitude : jamais il n’avait disséqué ainsi sa relation avec Catherine. C’était injuste. Et toutes ces belles analyses ne changeraient rien au fait qu’ils ne se voyaient pas autant qu’ils l’auraient voulu.
Il était temps de passer à l’action.
Garrett appela Theresa dès qu’il fut arrivé chez lui.
— Allô ! dit-elle d’une voix endormie.
— C’est moi.
— Garrett ?
— Je suis désolé de te réveiller, mais comme tu avais laissé deux messages sur mon répondeur...
— Comme je suis contente de t’entendre. J’avais peur que tu ne me rappelles pas.
— J’avoue que je n’en avais pas très envie au début.
— Tu es toujours furieux contre moi ?
— Non, pas furieux, triste.
— Parce que je ne suis pas venue ce week-end ?
— Non, parce que je passe presque tous les week-ends sans toi.
La nuit suivante, il fit un nouveau rêve.
Par une journée claire et ensoleillée, il marchait avec Theresa dans l’une des artères principales de Boston, au milieu de la foule habituelle, hommes et femmes de tout âge, certains en costumes, d’autres dans ces tenues informes qu’affectionnent les jeunes aujourd’hui. Ils faisaient du lèche-vitrines comme cela leur arrivait lors de ses visites. Leur cœur était aussi pur que le ciel sans nuages, et Garrett se sentait heureux.
Theresa s’arrêta devant la vitrine d’une petite boutique d’artisanat et demanda à Garrett s’il voulait y entrer. Il secoua la tête en lui disant : « Vas-y, je t’attends ici. » Soudain, son œil fut attiré par une silhouette familière, une jeune femme blonde qui marchait sur le trottoir. Il cligna des paupières, détourna le regard et le reporta brusquement sur elle. Sa façon de marcher l’avait frappé : il l’observa fixement tandis qu’elle s’éloignait lentement. Tout d’un coup, elle s’arrêta et regarda par-dessus son épaule comme si elle se souvenait de quelque chose. Garrett en eut le souffle coupé.
Catherine.
Impossible.
Il secoua la tête. À cette distance, difficile d’évaluer si c’était bien elle.
Elle repartit au moment où il l’appelait.
— Catherine, c’est toi ?
Avec le bruit de la circulation, elle ne parut pas l’entendre. Garrett regarda par-dessus son épaule et vit que Theresa était toujours dans la boutique. Il reporta son regard vers la rue. Catherine, si c’était bien elle, tournait le coin.
Il partit d’abord d’un pas vif puis se mit à courir. Brusquement, les trottoirs grouillaient de monde, comme si un métro venait de déverser son lot de voyageurs. Il se fraya péniblement un chemin et arriva au coin de la rue.
La nuit se mit à tomber, presque menaçante. Il se remit à courir. Bien qu’il n’eût pas plu, Garrett pataugeait dans des flaques. Il s’arrêta un moment pour reprendre son souffle, le cœur battant. Une brume déferla alors sur le sol comme une vague, et bientôt la visibilité se réduisit à quelques pas.
— Catherine, tu es là ? cria-t-il. Où es-tu ?
Il entendit un rire dans le lointain sans discerner exactement sa provenance. Il avança encore, lentement. Le rire retentit à nouveau, enfantin, heureux. Garrett s’arrêta net.
— Où es-tu ?
Silence.
Il regarda autour de lui.
Rien.
Le brouillard s’épaississait toujours. Une pluie fine commença à tomber. Il fit demi-tour, sans savoir vraiment où il allait.
Quelque chose bougea dans le brouillard, et il se précipita dans cette direction.
Elle marchait à quelques mètres à peine devant lui.
La pluie tombait plus fort et soudain tout sembla se dérouler au ralenti. Il se mit à courir... lentement... lentement... il la voyait juste devant lui. Le brouillard était de plus en plus dense... il pleuvait des trombes... il entrevit ses cheveux...
Et elle disparut. Il s’arrêta à nouveau. La pluie et le brouillard noyaient tout.
— Où es-tu ? cria-t-il.
Rien.
— Où es-tu ? hurla-t-il encore plus fort.
— Je suis là, dit une voix dans le brouillard.
Il épongea la pluie sur son visage.
— Catherine ? C’est bien toi ?
— Oui, Garrett.
Mais ce n’était pas sa voix.
Theresa sortit du brouillard.
— Je suis là.
Garrett se réveilla et s’assit dans son lit, trempé de sueur. Il s’essuya le visage dans les draps et resta un long moment ainsi.
— Je crois que je veux l’épouser, papa, annonça Garrett le jour même.
Ils étaient installés au bout de la jetée au milieu d’une douzaine d’autres pêcheurs qui semblaient tous perdus dans leurs pensées. Jeb leva la tête, surpris.
— Il y a deux jours, tu ne voulais plus la voir.
— J’ai beaucoup réfléchi depuis.
— Je vois, dit tranquillement Jeb, qui remontait sa ligne et vérifia son appât avant de la remettre à l’eau.
Il n’espérait pas attraper quoi que ce soit d’intéressant, pourtant, il considérait que la pêche était l’un des grands plaisirs de la vie.
— L’aimes-tu? demanda Jeb.
Garrett le dévisagea, étonné.
— Bien sûr que je l’aime. Je te l’ai déjà dit plusieurs fois.
Jeb Blake secoua la tête.
— Non..., tu ne me l’avais pas dit. Nous avons parlé d’elle, tu m’as dit qu’elle te rendait heureux, que tu avais l’impression de la connaître depuis toujours et que tu ne voulais pas la perdre, mais tu ne m’avais jamais dit que tu l’aimais.
— C’est pareil.
— Crois-tu ?
Après son retour chez lui, la conversation avec son père lui revint en mémoire.
— Crois-tu ?
— Bien sûr ! avait-il aussitôt protesté. Et si ça ne veut pas dire la même chose, eh bien, soit, je l’aime.
Jeb avait longuement dévisagé son fils.
— Tu veux l’épouser ? avait-il demandé en détournant les yeux.
— Oui.
— Pourquoi ?
— Parce que je l’aime, voyons. Ça ne suffit pas ?
— Peut-être.
Garrett avait remonté sa ligne, contrarié.
— N’est-ce pas toi qui, le premier, as dit que nous devrions nous marier ?
— Si.
— Alors pourquoi ce cloute aujourd’hui ?
— Parce que je veux m’assurer que tu le fais pour les bonnes raisons. Il y a deux jours, tu ne savais pas si tu la reverrais. Maintenant, tu es prêt à l’épouser. Ce revirement m’étonne. Je veux m’assurer que c’est ton amour pour Theresa qui le motive et que cela n’a aucun rapport avec Catherine.
La mention de son nom lui avait fait mal.
— Catherine n’a rien à voir là-dedans, avait-il aussitôt protesté. Tu sais, papa, tu es parfois difficile à suivre. Tu n’as pas arrêté de me dire de laisser le passé derrière moi et de refaire ma vie. Et, aujourd’hui, j’ai l’impression que tu essaies de m’en dissuader.
Jeb avait posé la main sur l’épaule de Garrett.
— Pas du tout, Garrett. Je suis heureux que tu aies rencontré Theresa, heureux que tu l’aimes, et je souhaite de tout mon cœur que tu l’épouses. Simplement, si tu te maries, il vaudrait mieux que ce soit pour la bonne raison. Le mariage se fait entre deux personnes, pas trois. Et ce serait injuste pour elle s’il en était autrement.
Un grand silence s’était ensuivi.
— Papa, je veux l’épouser parce que je l’aime. Je veux passer ma vie avec elle.
Son père s’était levé lentement en le dévisageant.
— Donc, en d’autres termes, tu me dis que tu es complètement remis de la disparition de Catherine ?
Garrett avait détourné les yeux. Et, malgré le regard de son père qu’il sentait peser sur lui, il avait été incapable de trouver une réponse.
— Es-tu fatiguée ?
Il téléphonait à Theresa, allongé sur son lit, éclairé seulement par la lampe de la table de nuit.
— Oui, je viens de rentrer. Le week-end a été long.
— S’est-il passé aussi bien que tu l’espérais ?
— Je pense. C’est difficile d’en juger pour l’instant, mais j’ai vraiment rencontré beaucoup de gens qui pourront m’être utiles un jour pour ma chronique.
— Alors tu as bien fait d’y assister.
— Oui et non. J’ai passé mon temps à regretter de ne pas être avec toi.
Il sourit.
— Quand pars-tu chez tes parents ?
— Mercredi matin. Je resterai jusqu’à dimanche.
— Ils doivent être contents.
— Oui, bien sûr. Ils n’ont pas vu Kevin depuis presque un an et ils sont impatients de le retrouver.
— C’est bien.
Il y eut un petit silence.
— Garrett ?
— Oui.
— Je voudrais que tu saches que je suis toujours désolée pour ce week-end. Sa voix était tendre.
— Je le sais.
— Me laisseras-tu une chance de me faire pardonner ?
— À quoi pensais-tu ?
— Eh bien..., pourrais-tu venir ici le week-end après Thanksgiving ?
— Je pense.
— Parfait, parce que j’ai l’intention de nous préparer un week-end spécial, rien que pour nous deux.
Effectivement, ni l’un ni l’autre n’oublieraient ces deux jours.
Theresa l’avait appelé plus souvent qu’à l’accoutumée les deux semaines précédentes. D’habitude, c’était Garrett qui téléphonait, mais, chaque fois qu’il se préparait à le faire, elle le coiffait sur le poteau. Deux fois, le téléphone avait sonné au moment où il se dirigeait vers l’appareil pour l’appeler, d’ailleurs, la seconde fois, il avait décroché en disant directement : « Bonjour, Theresa. » Elle avait été surprise et ils avaient plaisanté un moment sur ses dons de voyance.
Quand il arriva à Boston, deux semaines plus tard, Theresa l’attendait à l’aéroport. Elle lui avait dit de porter une tenue habillée, et il descendit de l’avion en blazer. Jamais elle ne l’avait vu ainsi vêtu.
— Waouh ! s’exclama-t-elle pour tout commentaire.
Il tira sur sa veste d’un air gêné.
— Je te conviens ?
— Tu es splendide.
Ils allèrent dîner directement. Elle avait réservé une table dans le restaurant le plus élégant de Boston. Ils firent un repas délicieux en prenant tout leur temps, puis elle l’emmena voir Les Misérables. La salle était comble, mais, Theresa connaissant le directeur du théâtre, on les installa aux meilleures places.
Ils rentrèrent tard. Le lendemain parut à Garrett tout aussi chargé. Theresa l’emmena à son bureau, lui fit visiter le journal, le présenta à quelques personnes puis ils passèrent la fin de l’après-midi au Muséum of Fine Arts. Le soir, ils retrouvèrent Deanna et Brian chez Anthony, un restaurant situé au dernier étage de la tour Prudential avec une vue magnifique sur Boston et ses environs.
Garrett n’avait jamais rien vu de pareil.
Leur table se situait près de la fenêtre. Deanna et Brian se levèrent d’un même élan pour les accueillir.
— Bonjour, Garrett. Je suis ravie de vous revoir, dit Deanna en l’embrassant sur la joue. Je suis désolée de vous avoir privé de Theresa, l’autre jour. J’espère que vous ne lui en avez pas trop voulu.
— Non, ce n’est pas grave, répondit-il d’un air contraint.
— Tant mieux, parce que, rétrospectivement, je crois qu’elle a bien fait.
Garrett lui jeta un regard interrogateur.
— Que veux-tu dire, Deanna ? demanda Theresa en se penchant vers elle.
Deanna avait les yeux qui pétillaient.
— J’ai reçu de bonnes nouvelles, hier soir, après ton départ.
— De quoi s’agit-il ?
— Eh bien, commença-t-elle d’un ton désinvolte, j’ai parlé à Dan Mandel, le directeur de Media Information Inc., pendant une vingtaine de minutes, et il en ressort que tu l’as beaucoup impressionné. Il a aimé ton attitude, il t’a trouvée très pro. Et surtout...
Deanna marqua une pause théâtrale, faisant un gros effort pour ne pas sourire.
— Oui ?
— Il va publier ta rubrique dans tous ses journaux à partir de janvier.
Theresa posa une main sur sa bouche pour étouffer un cri, qui fut néanmoins assez fort pour attirer l’attention des personnes aux tables voisines. Elle se précipita vers Deanna tandis que Garrett faisait un pas en arrière.
— Tu plaisantes ? s’écria-t-elle, refusant de la croire.
— Non, je te répète ce qu’il m’a dit. Il voulait te parler. J’ai organisé un rendez-vous téléphonique à dix heures
— Tu es sûre ? Il veut publier ma rubrique ?
— Exactement. Je lui avais faxé ton dossier et quelques-uns de tes articles et c’est lui qui m’a rappelée. Il te veut, il n’y a aucun doute là-dessus. Il est déjà décidé.
— Je n’arrive pas à le croire.
— Crois-le. Et mon petit doigt m’a dit qu’il n’était pas le seul à s’intéresser à toi.
— Oh... Deanna.
Theresa se pencha pour serrer son amie dans ses bras, le visage rayonnant.
— Quelle bonne nouvelle ! dit Brian en donnant un coup de coude à Garrett.
Il mit un moment à répondre.
— Oui..., très bonne, dit-il enfin.
Deanna commanda une bouteille de champagne et porta un toast en félicitant Theresa de l’avenir brillant qui s’ouvrait devant elle. Elles parlèrent ensemble toute la soirée. Garrett restait muet, ne sachant que dire.
— On dirait deux gamines, lui dit Brian en se penchant vers lui, comme s’il avait senti son malaise. Deanna a tourné en rond toute la journée tellement elle était impatiente de lui annoncer la nouvelle.
— Je n’ai pas très bien compris de quoi il s’agissait et je le regrette. Je ne sais comment réagir.
Brian but une gorgée en secouant la tête.
— Ne vous inquiétez pas, de toute façon, vous ne pourriez pas placer un mot. C’est toujours pareil quand elles sont ensemble. Elles devaient être jumelles dans une autre vie.
Garrett jeta un coup d’œil vers Deanna et Theresa.
— Oui, certainement.
— Vous saisirez mieux la situation quand vous la vivrez au quotidien. Vous ferez comme moi. Maintenant, j’en sais autant qu’elles.
Il avait noté la réflexion. Quand vous la vivrez au quotidien.
Voyant que Garrett ne répondait pas, Brian changea de sujet.
— Combien de temps restez-vous ?
— Jusqu’à demain soir.
— C’est dur de se voir si peu, n’est-ce pas ?
— Parfois.
— J’imagine. Je sais que Theresa n’a pas toujours le moral.
De l’autre côté de la table, Theresa sourit à Garrett.
— De quoi parlez-vous tous les deux ? demanda-t-elle d’un ton enjoué.
— De choses et d’autres, répondit Brian. De ta chance surtout.
Garrett se contenta de hocher la tête, et Theresa le regarda s’agiter sur sa chaise. Elle voyait qu’il n’était pas à l’aise et se demanda pourquoi.
— Tu étais bien silencieux, ce soir.
Ils étaient de retour chez elle, assis sur le canapé, avec la radio en fond sonore.
— Je n’avais pas grand-chose à dire.
— J’étais contente que tu sois avec moi quand Deanna m’a annoncé la nouvelle, fit-elle en lui prenant la main.
— Je suis heureux pour toi, Theresa. Je sais tout ce que ça représente à tes yeux.
Elle sourit d’un air hésitant et préféra changer de sujet.
— Vous avez parlé de choses intéressantes avec Brian ?
— Oui... Il est charmant. Mais je ne suis pas très brillant en société, surtout quand je suis dans un milieu totalement étranger. Et...
Il s’arrêta, hésitant à continuer.
— Oui ?
— Non, rien.
— Continue, qu’allais-tu dire ?
— Simplement que tout ce week-end m’a paru étrange, répondit-il enfin, choisissant soigneusement ses mots. Le spectacle, les restaurants chics, cette soirée avec tes amis... Je ne m’y attendais pas, ajouta-t-il en haussant les épaules.
— Tu n’as pas aimé ?
Il passa une main dans ses cheveux, de nouveau mal à l’aise.
— Non, ce n’est pas ça. C’est juste que... ce n’est pas mon style. Je ne fais jamais rien de tout ça.
— Je voulais justement te faire découvrir autre chose.
— Pourquoi ?
— Pour la même raison qui t’a poussé à vouloir m’enseigner à plonger. Parce que c’est intéressant, et différent.
— Je ne suis pas venu ici pour découvrir autre chose. Je suis venu passer un week-end tranquille avec toi. Je ne t’ai pas vue depuis une éternité, et, depuis mon arrivée, j’ai l’impression de ne pas avoir cessé de courir. Nous n’avons pas eu le temps de parler tous les deux et je repars demain.
— Ce n’est pas vrai. Nous avons dîné seuls tous les deux hier soir et nous étions seuls aussi au musée. Nous avions tout le temps de parler.
— Tu sais très bien ce que je veux dire.
— Non, pas du tout. Tu aurais préféré rester ici à ne rien faire ?
Il ne répondit pas. Il se leva lentement, traversa la pièce et éteignit la radio.
— J’avais quelque chose d’important à t’annoncer depuis mon arrivée, commença-t-il sans se retourner.
— Quoi ?
Il baissa la tête. C’était maintenant ou jamais. Il inspira profondément et se retourna, prenant son courage à deux mains.
— J’ai vraiment trouvé que c’était très dur de ne pas te voir ce mois-ci et je crois que je n’ai pas envie de continuer ainsi.
Elle le regarda, stupéfaite.
Voyant son expression, il s’avança vers elle, le cœur bizarrement serré par ce qu’il était sur le point de dire.
— Tu as mal compris. Ne crois pas que je ne veux plus te voir, bien au contraire, je voudrais que tu sois près de moi tout le temps.
Arrivé devant le canapé, il s’agenouilla devant elle. Theresa le regarda, étonnée. Il prit sa main dans la sienne.
— Je veux que tu viennes vivre à Wilmington.
Tout en sachant que la question serait soulevée tôt ou tard, elle ne s’attendait pas à ce qu’il l’aborde maintenant, et certainement pas de cette façon.
— Je sais que c’est une grande décision, continua-t-il, mais, si tu viens vivre dans le Sud, finies ces longues périodes de séparation. Nous pourrons nous voir tous les jours. Il leva la main pour lui caresser la joue. Je veux marcher sur la plage avec toi. Je veux faire du voilier avec toi. Je veux te retrouver à la maison quand je rentre du magasin. Je veux avoir le sentiment que nous nous connaissons depuis toujours...
Les paroles jaillissaient de sa bouche, et Theresa essayait de le suivre.
— Tu me manques tellement quand nous sommes séparés. Je sais que ton travail est ici, mais je suis sûr que le journal local t’emploierait...
Plus il parlait, plus la tête lui tournait. Elle avait l’impression qu’il essayait de recréer la relation qu’il avait connue avec Catherine.
— Attends une minute, l’interrompit-elle. Je ne peux pas partir comme ça. Kevin est à l’école...
— Je ne te demande pas de venir tout de suite. Tu peux attendre la fin du trimestre. Nous avons tenu jusqu’ici, nous ne sommes plus à quelques mois près.
— Mais il est heureux, ici. Il a sa vie à Boston. Ses amis, son football...
— Il retrouvera la même chose à Wilmington.
— Tu n’en sais rien. C’est facile à dire, mais rien ne le prouve.
— Tu n’as pas vu comme on s’entendait bien ?
Elle lui lâcha la main ; la colère commençait à lui monter au nez.
— Ça n’a rien à voir ! Je sais que vous vous êtes bien entendus mais tu ne lui as pas demandé de changer de vie. Je ne lui ai pas demandé de changer de vie. Elle réfléchit. D’ailleurs, le problème n’est pas là. Et moi, Garrett ? Tu étais là, ce soir, tu as vu ce qui s’est passé. J’ai appris une nouvelle merveilleuse pour mon travail et tu voudrais que je le laisse tomber ?
— Je ne veux pas que tu nous laisses tomber, nous. C’est toute la différence.
— Alors pourquoi ne viens-tu pas habiter Boston ?
— Que pourrais-je y faire ?
— Comme à Wilmington. Enseigner la plongée, faire de la voile, tout ce que tu veux. C’est bien plus facile de partir pour toi que pour moi.
— Je ne peux pas. Je te l’ai déjà dit. Ici, je ne me sens pas chez moi. Je serais perdu.
Theresa se leva et traversa la pièce, complètement retournée.
— C’est injuste, dit-elle en passant nerveusement la main dans ses cheveux.
— Quoi donc ?
Elle se tourna vers lui.
— Toute cette histoire. Que tu me demandes de déménager, de changer toute ma vie. On dirait un ultimatum. Nous pouvons vivre ensemble, mais à ta façon. Et mes sentiments, qu’en fais-tu ? Ils n’ont pas d’importance ?
— Bien sûr que si. Tu as de l’importance..., nous avons de l’importance.
— À t’entendre, on ne le dirait pas. On dirait que tu ne penses qu’à toi. Tu veux que j’abandonne tout ce que j’ai laborieusement construit, alors que toi, tu n’es prêt à faire aucune concession.
Elle le regardait droit dans les yeux. Garrett se leva et alla vers elle. Elle recula en tendant les bras comme pour se protéger.
— Écoute, Garrett, je n’ai aucune envie que tu m’approches, pour le moment, d’accord ?
Il laissa tomber ses bras le long du corps. Ils restèrent silencieux un long moment. Theresa détourna les yeux et croisa les bras.
— Alors j’en déduis que ta réponse est non, dit-il enfin d’un ton rageur.
— Pas du tout. Ma réponse, c’est qu’il faut que nous en parlions ensemble.
— Pour me convaincre que j’ai tort ?
Son commentaire ne méritait pas de réponse. Elle se tourna vers la table de la salle à manger en secouant la tête, ramassa son sac et partit vers la porte d’entrée.
— Où vas-tu ?
— Acheter à boire. J’ai soif.
— Mais il est tard.
— Il y a un magasin au coin de la rue. Je reviens dans cinq minutes.
— Pourquoi ne pas régler cette question tout de suite ?
— Parce que j’ai besoin de quelques minutes toute seule pour réfléchir.
— Tu prends la fuite ?
On aurait dit une accusation.
— Non, Garrett, dit-elle en ouvrant la porte, je ne fuis pas. Je reviens tout de suite. Et je n’aime pas que tu me parles sur ce ton. Tu n’as pas le droit de me culpabiliser. Tu viens de me demander de changer ma vie et j’ai besoin de quelques minutes pour y réfléchir.
Elle quitta l’appartement. Garrett resta quelques secondes les yeux fixés sur la porte, espérant qu’elle reviendrait. Il se maudissait en silence. Rien ne s’était passé comme il l’avait prévu. À peine lui avait-il demandé de venir habiter Wilmington qu’elle partait en courant, prise d’un besoin subit d’être seule. Comment la situation avait-elle pu aussi mal tourner ?
Ne sachant que faire, il se mit à arpenter l’appartement. Il jeta un coup d’œil dans la cuisine, puis dans la chambre de Kevin. Quand il arriva devant celle de Theresa, il s’arrêta avant d’entrer. Puis il s’avança jusqu’au lit et s’assit, la tête entre les mains.
Avait-il le droit de lui demander de tout quitter ? D’accord, elle avait sa vie ici, une vie agréable, mais il était certain qu’elle mènerait une existence tout aussi plaisante à Wilmington. Ce serait à tout point de vue nettement préférable à ce qu’ils vivaient en ce moment. Tout bien considéré, il ne pourrait jamais habiter dans un appartement. Et, même s’ils emménageaient dans une maison, aurait-elle une belle vue ou vivraient-ils en banlieue, entourés d’une douzaine de maisons comme la leur ?
C’était compliqué. Il ne savait pas comment elle avait pu si mal interpréter ses paroles. Il n’avait jamais eu l’intention de lui lancer un ultimatum, mais en y réfléchissant il s’apercevait que c’était exactement ce qu’il avait fait.
Il soupira en se demandant comment il devait agir à présent. Il ne voyait rien qu’il puisse dire à son retour sans risquer de déclencher une nouvelle discussion. Tout mais pas ça. Les disputes débouchaient rarement sur des solutions.
S’il ne pouvait pas lui parler, que faire ? Il réfléchit et décida finalement de lui écrire pour s’expliquer. De plus, écrire lui permettait toujours de s’éclaircir les idées, surtout ces dernières années. Peut-être comprendrait-elle ce qu’il avait voulu dire.
Son regard tomba sur la table de nuit. Le téléphone était posé dessus. Elle devait bien noter des messages de temps en temps. Pourtant, il n’y avait aucun papier. Ça devait être dans le tiroir. Il l’ouvrit et finit par trouver un stylo. Puis, à la recherche d’un papier, il écarta un magazine, deux livres de poche, des boîtes à bijoux vides, lorsqu’il son regard fut attiré par quelque chose de familier.
Le dessin d’un voilier.
Au coin d’une feuille glissée entre un petit agenda et un vieux numéro du Lady’s Home Journal. Il la sortit, pensant qu’il s’agissait d’une lettre qu’il lui avait envoyée. Il se figea brusquement.
Comment était-ce possible ?
Ce papier à lettres était un cadeau de Catherine, et il ne s’en servait que pour lui écrire. Les lettres qu’il avait envoyées à Theresa étaient rédigées sur un autre papier qui venait du magasin.
Il retint son souffle. Il souleva le magazine et aperçut cinq feuillets. Toujours perplexe, il cligna des yeux avant de lire la première page et il vit alors, écrit de sa main :
Ma Catherine chérie...
Oh, mon Dieu ! Il regarda la deuxième page : une photocopie.
Catherine chérie...
La lettre suivante.
Ma Catherine...
— Qu’est-ce que c’est que ça ? marmonna-t-il, sans en croire ses yeux. C’est impossible.
Il parcourut les pages à nouveau pour en avoir le cœur net.
C’était bien ça. La première était un original, les deux suivantes des photocopies, mais toutes étaient écrites de sa main. C’étaient des lettres qu’il avait adressées à Catherine. Celles qu’il écrivait après ses rêves et qu’il jetait depuis Happenstance. Sans imaginer un seul instant les revoir.
Pris d’une impulsion subite, il les lut et avec chaque mot, chaque phrase, il sentit ses émotions remonter à la surface. Ses rêves, ses souvenirs, son deuil, son angoisse.
La bouche sèche, il serra les lèvres. Arrêtant sa lecture, il regarda fixement les feuillets, pétrifié. À peine entendit-il la porte s’ouvrir et se refermer.
— Garrett, je suis rentrée ! cria Theresa. (Il l’entendit traverser l’appartement.) Où es-tu ?
Il ne répondit pas. Il essayait de comprendre comment tout cela avait pu arriver. Comment pouvait-elle être en possession de ces lettres ? Elles lui appartenaient, à lui.
Des lettres écrites à sa femme.
Des lettres qui ne regardaient personne d’autre.
Theresa entra dans la chambre et le dévisagea. Il ne le savait pas, mais il était livide, de même que ses phalanges crispées sur les feuilles.
— Tu ne te sens pas bien ? demanda-t-elle sans voir ce qu’il tenait.
Elle eut l’impression qu’il ne l’avait pas entendue. Puis il leva lentement la tête et la regarda fixement.
Elle sursauta et ouvrit la bouche pour parler lorsque, dans un éclair, elle enregistra le tiroir ouvert, les papiers qu’il avait à la main, son expression. Elle devina instantanément ce qui s’était passé.
— Garrett..., je vais t’expliquer, dit-elle, aussitôt, sans s’affoler.
Il ne parut pas l’entendre.
— Mes lettres..., chuchota-t-il.
Il lui lança un regard à la fois perplexe et mauvais.
— Je...
— D’où viennent ces lettres ? demanda-t-il d’un ton qui la fit tressaillir.
— J’en ai trouvé une sur la plage et...
— Tu l’as trouvée ? la coupa-t-il.
— Quand j’étais à Cape Cod, commença-t-elle à expliquer, je courais sur le sable quand j’ai aperçu la bouteille...
Il regarda la première feuille, la seule lettre originale. Il l’avait écrite cette année. Mais les autres...
— Et celles-ci ? demanda-t-il en soulevant les feuillets. D’où viennent-elles ?
— Elles m’ont été envoyées, répondit-elle doucement.
— Par qui ?
Il se leva du lit, complètement désorienté.
Elle s’avança en tendant la main.
— Par ceux qui les ont trouvées. Une personne qui avait lu ma chronique...
— Tu as publié ma lettre ?
On aurait dit qu’il venait d’être frappé à l’estomac.
Elle hésita.
— Je ne savais pas...
— Tu ne savais pas quoi ? demanda-t-il d’une voix forte, visiblement blessé. Que c’était mal de le faire ? Que je n’avais aucun désir que le monde la lise ?
— Elle avait été jetée sur la plage..., tu devais bien savoir que quelqu’un risquait de la trouver. Je n’ai pas cité vos noms, ajouta-t-elle précipitamment.
— Mais tu l’as fait paraître dans le journal...
— Garrett..., je...
— Ne dis rien, la coupa-t-il durement. Son regard alla des lettres à Theresa, qu’il fixa comme s’il la voyait pour la première fois. Tu m’as menti, jeta-t-il, presque comme si c’était une révélation.
— Je ne t’ai pas menti...
Il ne l’écoutait pas.
— Tu m’as menti, répéta-t-il, comme pour lui-même. Et tu es venue me chercher. Pourquoi ? Pour avoir de quoi écrire une nouvelle rubrique ? C’est ça que tu voulais ?
— Non..., pas du tout ...
— Pourquoi, alors ?
— Après avoir lu tes lettres, j’ai..., j’ai eu envie de te connaître.
Il n’enregistrait pas ce qu’elle disait. Son regard allait et venait des lettres à Theresa. Il était bouleversé.
— Tu m’as menti, répéta-t-il pour la troisième fois. Tu t’es servie de moi.
— Non...
— Si, tu t’es servie de moi ! cria-t-il d’une voix qui résonna dans la pièce. Se souvenant de Catherine, il brandit les lettres devant lui comme si Theresa ne les avait jamais vues. Tout cela m’appartient..., ce sont mes sentiments, mes pensées, ma façon de réagir au deuil de ma femme. C’est à moi..., pas à toi.
— Je n’ai jamais voulu te faire de mal.
Il la regarda fixement sans rien dire. Il serra les dents.
— Toute cette histoire n’est qu’une imposture. Tu as voulu profiter des sentiments que j’éprouvais envers Catherine en essayant de les détourner sur toi. Tu croyais qu’ayant aimé Catherine je t’aimerais toi aussi, n’est-ce pas ?
Elle pâlit malgré elle. Elle se sentit brusquement incapable d’articuler un son.
— Tu m’as trompé depuis le début. Il passa lentement une main dans ses cheveux. Tout était calculé...
Sa voix se brisa.
Il semblait hébété. Elle s’approcha de lui.
— Garrett, oui, je reconnais que je voulais te rencontrer. Les lettres étaient si belles. Je voulais voir à quoi ressemblait celui qui écrivait ainsi. En revanche, je ne savais pas à quoi cela nous conduirait, je n’avais rien calculé. Je t’aime, Garrett, dit-elle en lui prenant la main. Il faut que tu me croies.
Quand elle se tut, il dégagea sa main et s’écarta d’elle.
— Mais quel être es-tu donc ?
— Ce n’est pas ce que tu penses..., protesta-t-elle aussitôt, vexée.
— Tu t’es laissé entraîner dans je ne sais quel délire..., continua-t-il sans lui laisser le temps de répondre.
Là, il allait trop loin.
— Arrête, Garrett ! s’écria-t-elle, furieuse, profondément blessée. Tu n’as rien écouté de ce que je disais !
Tout en criant, elle sentait les larmes lui monter aux yeux.
— Pourquoi t’écouterais-je ? Tu n’as pas cessé de me mentir depuis que je te connais.
— Je n’ai pas menti ! J’ai seulement omis de te parler des lettres !
— Parce que tu savais que tu avais mal agi !
— Non, parce que je savais que tu ne comprendrais pas, rétorqua-t-elle, en essayant de retrouver son calme.
— Je comprends parfaitement ! Je vois très bien à qui j’ai affaire !
Elle plissa les yeux.
— Ne sois pas comme ça !
— Comment ? Furieux ? Blessé ? Je découvre brusquement que tout cela n’était que de la comédie et tu voudrais que je me taise ?
— Ne dis plus rien ! hurla-t-elle, hors d’elle.
Apparemment sidéré par sa réaction, il la dévisagea sans rien dire.
— Tu crois savoir ce que j’ai connu avec Catherine, reprit-il d’une voix brisée. Tu en es loin. Tu auras beau lire toutes mes lettres, tu auras beau me connaître, jamais tu ne pourras comprendre. Ce que nous avons partagé, c’était sincère. C’était sincère, et elle était sincère...
Il marqua une pause, rassemblant ses idées, la regardant comme si elle était une étrangère. Il se raidit pour lui asséner le coup de grâce.
— Ce que nous avons connu toi et moi n’a jamais rien eu à voir, ne serait-ce que de loin, avec ce que nous avons connu Catherine et moi.
Sans attendre sa réponse, il passa devant elle, saisit sa valise, y jeta ses affaires et la referma aussitôt. Elle aurait voulu l’arrêter, mais ce qu’il venait de dire lui avait ôté ses forces.
— Elles sont à moi, fit-il en ramassant les lettres. Et je les prends.
— Pourquoi t’en vas-tu ? demanda-t-elle, comprenant brusquement qu’il partait.
Il la toisa.
— Je ne sais même pas qui tu es.
Il tourna les talons, traversa la salle de séjour à grands pas et quitta l’appartement.
12
Ne sachant où aller, Garrett se rendit directement à l’aéroport en taxi. Malheureusement, il ne put trouver de place sur aucun vol et passa le reste de la nuit au terminal, toujours aussi furieux. Inutile d’espérer dormir. Il arpenta les couloirs pendant des heures, longeant des magasins qui avaient fermé leurs portes depuis longtemps, ne s’arrêtant que pour regarder de temps à autre de l’autre côté des barrières qui tenaient les voyageurs en transit à distance.
Le lendemain matin, il embarqua sur le premier vol où il y avait de la place, arriva chez lui un peu après onze heures et alla directement se coucher. Malheureusement, dès qu’il fut allongé, les événements de la veille revinrent le harceler. Incapable de s’endormir malgré tous ses efforts, il finit par abandonner. Il se doucha, s’habilla puis revint s’asseoir sur son lit. Après être resté un long moment le regard rivé sur le portrait de Catherine, il l’emporta dans la salle de séjour. Il trouva ses lettres là où il les avait laissées, sur la table basse. Chez Theresa, il était trop bouleversé pour en saisir toute la portée, mais, à présent, la photo de Catherine sous les yeux, il les lut lentement, presque avec déférence. La présence de la jeune femme envahit la pièce.
— Dis donc, j’ai bien cru que tu avais oublié notre rendez-vous ! s’écria-t-il en voyant Catherine arriver sur le quai, un sac de courses dans les bras.
Elle lui sourit en prenant la main qu’il lui tendait pour l’aider à monter sur le bateau.
— Je n’ai pas oublié, j’ai juste fait un petit détour.
— Par où ?
— Je suis passée voir le médecin.
— Alors ? demanda-t-il en la débarrassant de ses paquets. C’est vrai que tu ne te sentais pas en forme ces temps-ci...
— Tout va bien, le coupa-t-elle doucement. Mais je ne crois pas être en état de faire du voilier ce soir.
— Tu as un problème ?
Catherine sourit à nouveau et se pencha pour sortir un petit paquet du sac. Elle commença à l’ouvrir.
— Ferme les yeux, dit-elle, et je vais tout t’expliquer.
Toujours perplexe, Garrett obéit. Il entendit un bruit de papier de soie.
— Maintenant, tu peux regarder.
Catherine tenait de la layette devant elle.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il, sans comprendre.
Le visage de la jeune femme rayonnait.
— J’attends un bébé.
— Un bébé ?
— Eh oui. Je suis enceinte de huit semaines.
— Huit semaines ?
Elle hocha la tête.
— Je crois que cela date de la dernière fois où nous sommes sortis en mer.
Toujours sous le choc de la nouvelle, Garrett saisit délicatement la layette du bout des doigts et la tint devant lui.
— Je n’arrive pas à y croire, dit-il en attirant Catherine contre lui.
— C’est pourtant vrai.
Un grand sourire éclaira son visage alors qu’il prenait peu à peu conscience de tout ce que cela signifiait.
— Tu attends un bébé !
— Et tu vas être papa, chuchota Catherine à son oreille en fermant les yeux.
Les pensées de Garrett furent interrompues par le grincement de la porte. Son père passa la tête dans l’entrebâillement.
— J’ai vu ton camion dans la rue. Je voulais m’assurer que tout allait bien. Je ne t’attendais pas avant ce soir.
Voyant que Garrett ne répondait pas, il entra dans la pièce et aperçut aussitôt la photo de Catherine sur la table.
— Tu vas bien ? demanda-t-il d’un ton inquiet.
Enfin, Garrett lui expliqua tout depuis le début, sans rien omettre : les rêves qu’il faisait depuis des années, les messages qu’il envoyait dans des bouteilles. Il termina par la querelle qu’il avait eue la veille avec Theresa.
Son père lui retira les lettres des mains.
— Je comprends que tu sois bouleversé, dit-il en regardant les feuillets, stupéfait que Garrett ne lui ait jamais parlé de ces lettres. Mais tu ne crois pas que tu as été un peu brutal avec Theresa ?
— Elle savait tout de moi et me l’a soigneusement caché, soupira Garrett en secouant la tête avec lassitude. Elle a tout calculé.
— Non, je ne crois pas, dit doucement son père. Elle est peut-être venue pour te rencontrer, mais ce n’est pas elle qui t’a forcé à tomber amoureux. Tu l’as fait tout seul.
Garrett détourna les yeux.
— Tu ne trouves pas qu’elle a eu tort de se taire ? demanda-t-il en ramenant son regard sur le portrait posé devant lui.
Jeb soupira, préférant ne pas répondre à cette question, sachant que cela ne pourrait que les entraîner sur des chemins mille fois rebattus. Il devait trouver un autre moyen de le convaincre.
— Il y a quelques semaines, quand nous avons parlé sur la jetée, tu m’as dit que tu voulais l’épouser parce que tu l’aimais. Tu t’en souviens ?
Garrett hocha la tête d’un air absent.
— Pourquoi as-tu changé d’avis ?
Garrett regarda son père sans comprendre.
— Je viens de t’expliquer que...
Jeb le coupa sans le laisser terminer.
— Oui, tu m’as exposé tes raisons, mais tu n’as pas été très honnête. Ni avec moi, ni avec Theresa, ni d’ailleurs avec toi-même. D’accord, elle ne t’a pas parlé des lettres et, j’en conviens, elle a peut-être eu tort. Mais ça n’explique pas ta colère présente. Tu es furieux parce qu’elle t’a forcé à reconnaître un fait que tu refusais d’admettre.
Garrett dévisagea son père sans répondre. Puis il se leva et se rendit à la cuisine, éprouvant le besoin urgent d’échapper à cette conversation. Il ouvrit le réfrigérateur et se servit un verre de thé glacé. Il sortit un tiroir à glaçons du congélateur et, dans un geste soudain de colère, tira violemment sur le levier, projetant des cubes de glace à travers toute la pièce.
Pendant que Garrett pestait dans la cuisine, Jeb, le regard perdu sur le portrait de Catherine, pensait à sa femme. Il posa les lettres et avança vers les baies coulissantes. Il les ouvrit. Aussitôt la maison retentit du rugissement des vagues qui déferlaient sur la plage, poussées par les vents violents de décembre. Jeb contemplait l’océan déchaîné lorsqu’il entendit quelqu’un frapper à la porte.
Il se retourna, se demandant qui cela pouvait bien être. Bizarrement, il se dit brusquement que jamais personne, au cours de ses visites, ne s’était présenté.
Garrett, apparemment, n’avait rien entendu. Derrière Jeb, sur la terrasse, les carillons balancés par le vent tintaient bruyamment.
— Entrez, cria-t-il.
Quand la porte s’ouvrit, un courant d’air balaya la salle de séjour éparpillant les lettres sur le sol. Jeb ne remarqua rien, son attention entièrement concentrée sur la personne debout dans l’entrée qu’il dévora des yeux bien malgré lui.
C’était une jeune femme brune qu’il ne connaissait pas. Il devina aussitôt qui elle était et avança vers elle, ne sachant que dire.
— Entrez, dit-il enfin en s’écartant pour la laisser passer.
Il referma la porte derrière elle et le courant d’air cessa brusquement. Elle le regarda, visiblement embarrassée. Pendant un moment, ils se dévisagèrent en silence.
— Vous devez être Theresa, s’aventura-t-il. Il entendait derrière lui Garrett qui marmonnait en ramassant les glaçons. J’ai beaucoup entendu parler de vous.
— Je sais que ma visite n’était pas prévue..., commença-t-elle d’une voix hésitante
— Vous avez bien fait, l’encouragea-t-il.
— Il est là ?
Jeb hocha la tête en direction de la cuisine.
— Oui. Il prépare à boire.
— Comment va-t-il ?
Jeb haussa les épaules en lui souriant d’un petit air triste.
— Vous devriez lui parler...
Theresa hocha la tête en se demandant brusquement si elle avait bien fait de venir. Son regard parcourut la pièce et tomba aussitôt sur les lettres étalées par terre. Elle remarqua également le sac de voyage de Garrett jeté devant la porte de sa chambre, toujours pas défait. À part cela, il n’y avait rien de changé dans la maison depuis la dernière fois.
Sauf, bien sûr, la photo.
Elle l’avait repérée par-dessus l’épaule de Jeb. Normalement, la photo trônait dans la chambre de Garrett, maintenant qu’elle était là, à la vue de tout le monde, pour elle ne savait quelle raison, Theresa ne pouvait en détacher les yeux. Elle l’observait toujours lorsque Garrett revint dans la salle de séjour.
— Papa, que s’est-il passé ici...
Il se figea. Theresa se tourna d’un air incertain vers lui. Un profond silence enveloppa la pièce. Theresa respira un grand coup.
— Bonjour, Garrett.
Il ne répondit pas. Jeb, sentant qu’il était temps de partir, ramassa ses clés sur la table.
— Je crois que vous avez beaucoup de choses à vous dire, tous les deux, alors je vous laisse. J’ai été ravi de faire enfin votre connaissance, glissa-t-il en passant à la hauteur de Theresa.
Il accompagna sa phrase d’un froncement de sourcils et d’un petit haussement d’épaules, comme pour lui souhaiter bonne chance, et sortit.
— Que viens-tu faire ici ? demanda Garrett dès qu’ils furent seuls.
— Je devais venir. Je voulais te voir.
— Pourquoi ?
Au lieu de répondre, après un moment d’hésitation, elle s’avança vers lui, le regard rivé sur le sien. Elle posa un doigt sur ses lèvres et secoua la tête en voyant qu’il voulait parler.
— Chut, murmura-t-elle, pas de questions..., pas tout de suite. Je t’en prie...
Elle esquissa un sourire mais, à présent qu’elle était plus près, il s’aperçut qu’elle avait pleuré.
Que pouvait-elle dire ? Aucun mot ne saurait traduire ce qu’elle venait de vivre.
Elle passa les bras autour de son cou. À contrecœur, il l’enlaça tandis qu’elle posait la tête contre sa poitrine. Elle l’embrassa dans le cou et se serra contre lui. Glissant la main dans ses cheveux, elle posa les lèvres timidement sur sa joue puis sur sa bouche, l’effleurant délicatement avant de l’embrasser de plus en plus passionnément. Involontairement, il répondit à ses avances. Il descendit lentement les mains dans son dos et la plaqua contre lui.
Debout dans la salle de séjour, assourdis par le rugissement de l’océan qui envahissait la maison, ils se laissèrent gagner par un désir grandissant. Theresa s’écarta de lui et, le prenant par la main, l’entraîna vers la chambre.
Ensuite, elle s’écarta de lui. La lumière du salon inondait la pièce, jetant des ombres sur les murs. N’hésitant qu’une fraction de seconde avant de se retourner vers lui, elle commença à se déshabiller. Garrett fit un geste pour fermer la porte de la chambre mais elle secoua la tête. Elle voulait le voir, cette fois-ci, et elle voulait qu’il la voie. Elle voulait que Garrett sache qu’il était avec elle et non avec une autre.
Lentement, très lentement, elle retira ses vêtements. Son chemisier... son jean... son soutien-gorge... son slip. Elle ne le quittait pas des yeux, les lèvres légèrement entrouvertes. Quand elle fut entièrement nue, elle resta debout devant lui, offrant son corps à son regard.
Puis elle s’approcha de lui et posa les mains sur sa poitrine, ses épaules, ses bras, le caressant doucement comme si elle voulait graver à jamais dans sa mémoire le souvenir de sa peau. Elle s’écarta légèrement de lui pour lui permettre de se déshabiller, et l’observa, ses yeux enregistrant le moindre détail tandis que ses vêtements tombaient sur le sol. Elle lui embrassa les épaules, les bras, et lentement, glissant sa bouche entrouverte sur sa peau, laissant une touche humide partout où son corps touchait le sien, elle tourna autour de lui. Puis elle le conduisit vers le lit et s’allongea en l’entraînant avec elle.
Ils firent l’amour fiévreusement, accrochés désespérément l’un à l’autre, avec une passion comme ils n’en avaient jamais connue, tous les deux douloureusement attentifs au plaisir de l’autre, chacune de leur caresse plus électrique que la précédente. Comme s’ils avaient eu peur de ce que l’avenir leur réservait, ils se vouèrent à l’adoration de leurs corps avec une intensité qui marquerait à jamais leur mémoire. Quand ils jouirent ensemble, Theresa renversa la tête en arrière et cria sans la moindre retenue.
Plus tard, assise dans le lit, la tête de Garrett sur ses genoux, elle lui caressa les cheveux, doucement, régulièrement, en écoutant sa respiration se faire de plus en plus profonde.
Quand Garrett se réveilla dans l’après-midi, il était seul. Voyant que les vêtements de Theresa n’étaient plus là, il enfila son jean et sa chemise et tout en la boutonnant partit à sa recherche.
La maison était froide.
Il la trouva dans la cuisine. Elle était assise devant la table, elle avait mis sa veste. Il vit une tasse de café presque vide devant elle : elle devait être là depuis un certain temps. La cafetière était déjà dans l’évier. En jetant un coup d’œil à la pendule, il s’aperçut qu’il avait dormi presque deux heures.
— Salut, dit-il d’une voix hésitante.
Theresa tourna la tête vers lui.
— Oh..., bonjour..., je ne t’ai pas entendu te lever.
— Ça va ?
— Viens t’asseoir près de moi, l’invita-t-elle en guise de réponse. J’ai beaucoup de choses à te dire.
Garrett s’installa à côté d’elle en souriant timidement. Theresa joua quelques secondes avec sa tasse, les yeux baissés. Il tendit la main pour écarter une mèche qui lui tombait dans les yeux. Comme elle ne disait rien, il se recula.
Enfin, sans le regarder, elle sortit les lettres et les étala sur la table. Elle avait dû les ramasser pendant qu’il dormait.
— J’ai trouvé la bouteille l’été dernier, en faisant mon jogging, commença-t-elle d’une voix décidée et distante, comme si elle évoquait des souvenirs douloureux. Je n’avais pas la moindre idée du message qu’elle contenait, mais, après l’avoir lu, j’ai pleuré. C’était si beau, je savais que cela venait droit du cœur, et cette façon d’écrire... Je pense que je me suis sentie touchée par tes mots parce que j’étais très seule, moi aussi.
Je l’ai aussitôt montrée à Deanna, continua-t-elle en le regardant. C’est elle qui a eu l’idée de la publier. Je m’y suis opposée au début..., je la trouvais trop intime, mais Deanna n’y voyait aucun mal. Elle pensait que les gens seraient heureux de la lire. Alors j’ai fini par accepter, et j’étais persuadée que l’affaire s’arrêterait là.
Elle soupira.
— Après mon retour à Boston, j’ai reçu un appel d’une femme qui avait lu ma chronique. C’est elle qui m’a envoyé la deuxième lettre, elle l’avait trouvée trois ans auparavant. Après l’avoir lue, j’étais intriguée, cependant, une fois de plus, j’ai pensé que ça n’irait pas plus loin.
Elle réfléchit.
— As-tu déjà entendu parler du magazine Yankee ?
— Non.
— C’est une revue régionale, peu connue en dehors de la Nouvelle-Angleterre. On y trouve de bons articles. C’est là que j’ai découvert la troisième lettre.
Garrett la dévisagea, étonné.
— Elle a été publiée là-bas ?
— Oui. J’ai cherché l’auteur de l’article et il m’a envoyé la troisième lettre et..., eh bien, je me suis laissé emporter par ma curiosité. J’avais trois lettres, Garrett, tu te rends compte, pas une, trois, et elles me touchaient toutes autant que la première. Alors, avec l’aide de Deanna, j’ai cherché qui tu étais et je suis partie faire ta connaissance.
Je sais qu’à m’entendre on dirait du délire, comme tu l’as dit. En fait, pas du tout. Je ne suis pas venue pour tomber amoureuse de toi. Ni pour écrire une chronique. Je voulais seulement voir à quoi tu ressemblais. Je voulais rencontrer celui qui écrivait ces lettres magnifiques. Je suis allée à la marina et tu étais là. Nous avons parlé, et alors, si tu te souviens, tu m’as invitée sur ton bateau. Si tu ne l’avais pas fait, je serais sans doute repartie chez moi le jour même.
Il ne savait que dire. Theresa se pencha et posa une main timide sur son bras.
— Et tu sais quoi ? Nous avons passé une merveilleuse soirée, et je me suis aperçue que j’avais envie de te revoir. Pas à cause des lettres, mais à cause de ta façon d’être avec moi. Tout s’est passé naturellement entre nous à partir de cet instant. Après cette première rencontre, rien de ce que nous avons partagé n’était prévu. C’est simplement arrivé.
— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ? demanda-t-il, le regard fixé sur les lettres.
Elle réfléchit avant de répondre.
— J’ai failli le faire à plusieurs reprises, mais... je ne sais pas... Je crois que j’ai fini par me convaincre que peu importait la façon dont nous nous étions rencontrés. Seulement comptait ce que nous partagions. (Elle s’arrêta, sachant que ce n’était pas tout.) Et j’avoue que je craignais ta réaction. J’avais peur de te perdre.
— Si tu me l’avais dit plus tôt, j’aurais compris.
Elle l’avait dévisagé attentivement pendant qu’il répondait.
— Crois-tu, Garrett ? Vraiment ?
Garrett savait que c’était la minute de vérité. Voyant qu’il ne répondait pas, elle détourna les yeux en secouant la tête.
— Hier soir, quand tu m’as demandé de déménager, si je n’ai pas dit oui tout de suite, c’est parce que j’avais peur de tes motivations. Je voulais être sûre que c’était moi que tu voulais, Garrett. Je voulais être sûre que tu le souhaitais pour nous et non parce que tu fuyais autre chose. Et, quand je suis revenue, je crois que je n’attendais que d’être convaincue. Mais tu venais de trouver les lettres... Au fond de moi, je pense que j’ai toujours su que ça finirait ainsi mais je préférais croire que tout s’arrangerait, dit-elle en haussant les épaules.
— De quoi parles-tu ?
— Garrett, ce n’est pas que je doute de ton amour, je sais que tu m’aimes. C’est d’ailleurs ce qui rend cette situation si difficile. Je sais que tu m’aimes, et je t’aime, moi aussi. Dans d’autres circonstances, nous pourrions peut-être vaincre les difficultés, malheureusement, pour le moment, je pense que c’est impossible. Tu n’es pas encore prêt.
Il eut l’impression de recevoir un direct à l’estomac. Elle chercha son regard.
— Je ne suis pas aveugle, Garrett. Je sais pourquoi tu étais parfois si taciturne quand nous étions séparés. Je sais que tu avais envie que je vienne vivre près de toi...
— Parce que tu me manquais ! la coupa-t-il.
— Certainement..., mais ce n’était pas la seule raison, dit Theresa, faisant un effort pour retenir ses larmes. C’était aussi à cause de Catherine, ajouta-t-elle, la voix brisée.
Elle se tamponna le coin des yeux, bien décidée à lutter contre ses larmes.
— Quand tu m’as parlé d’elle la première fois, j’ai vu ton expression... C’était évident que tu l’aimais encore. Et hier soir, malgré ta colère, j’ai revu cette même expression. Malgré tout le temps que nous avons passé ensemble, tu es encore amoureux d’elle. Et... les paroles que tu m’as dites... Elle respira profondément, le souffle oppressé. Non seulement tu étais furieux parce que j’avais trouvé les lettres, mais tu m’en voulais parce que j’étais une menace pour ce que Catherine et toi avez partagé, et je le suis toujours.
Garrett se détourna. Il entendait l’écho des accusations de son père. Elle lui reprit la main.
— Tu ne changeras pas, Garrett. Tu es un homme qui aime profondément et surtout qui aime à jamais. Tu auras beau m’aimer, je ne pense pas que tu sois capable de l’oublier un jour, et je ne peux pas passer ma vie à me demander si je parviendrai un jour à l’égaler.
— Nous pouvons essayer..., commença-t-il d’une voix rauque. Je veux dire..., je peux essayer. Je sais que tout pourrait être différent.
Theresa l’arrêta en lui étreignant brièvement la main.
— Je sais que tu le penses sincèrement, et j’aimerais bien le croire, moi aussi. Si tu me prenais maintenant dans tes bras en me suppliant de rester, je suis sûre que je le ferais, parce que tu as donné à ma vie un sens qu’elle avait perdu depuis longtemps. Et nous continuerions comme avant, en croyant tous les deux que tout va bien... mais ce serait faux, tu t’en rends bien compte ? Parce que, à la prochaine dispute... Elle s’interrompit. Je ne peux pas lutter contre elle. J’aimerais pourtant continuer, mais je ne peux pas me le permettre, parce que, toi, tu ne le permettras pas.
— Mais je t’aime.
Elle lui sourit tendrement. Elle lui lâcha la main afin de lui caresser doucement la joue.
— Je t’aime aussi, Garrett. Hélas, parfois, l’amour ne suffit pas.
Elle avait terminé. Garrett était calme, le visage blême. Dans le silence qui tomba entre eux, Theresa fondit en larmes. Il se pencha vers elle, passa un bras autour de ses épaules et la serra contre lui, sans force. Il posa la joue contre ses cheveux pendant qu’elle enfouissait son visage au creux de son épaule, le corps secoué par les sanglots. Au bout d’un long moment, Theresa essuya ses larmes et s’écarta. Ils se dévisagèrent, et Garrett lui lança un regard suppliant. Elle secoua la tête.
— Je ne peux pas rester, Garrett. Malgré toute l’envie que nous en avons, je ne peux pas.
Ces paroles l’accablèrent. Garrett sentit que la tête lui tournait.
— Non..., protesta-t-il d’une voix éteinte.
Theresa se leva, elle devait partir immédiatement, tant qu’elle en avait encore la force. Dehors, le tonnerre grondait sourdement. Quelques secondes plus tard, une pluie vaporeuse commença à tomber.
— Je dois m’en aller.
Elle mit son sac sur son épaule et se dirigea vers la porte d’entrée. Pendant un instant, Garrett fut trop assommé pour bouger.
Enfin, dans un brouillard, il se leva et la suivit. La pluie augmentait. La voiture de location était garée dans l’allée. Garrett la regarda ouvrir la portière, incapable de prononcer un mot.
Elle tâtonna un moment avant d’arriver à mettre la clé dans le contact et lui lança un petit sourire triste avant de fermer la portière. Malgré les trombes d’eau, elle baissa la vitre pour le voir plus nettement. Elle tourna la clé et le moteur démarra. Ils ne se quittèrent pas des yeux pendant qu’elle avançait au ralenti dans l’allée.
L’expression de Garrett lui fendit le cœur. L’espace d’une seconde, elle voulut revenir en arrière. Le convaincre qu’elle ne pensait pas ce qu’elle avait dit, qu’elle l’aimait toujours, que cela ne devait pas finir ainsi. Cela aurait été si facile, si simple...
Hélas, elle avait beau le souhaiter ardemment, elle ne put se forcer à prononcer les mots qu’il fallait.
Il fit un pas vers la voiture. Theresa secoua la tête pour l’arrêter. C’était déjà assez pénible.
— Tu me manqueras, Garrett, dit-elle dans un souffle, sans être sûre qu’il l’entendait.
Elle passa la marche arrière.
La pluie tombait de plus en plus fort en grosses gouttes froides de tempête d’hiver.
Garrett restait pétrifié.
— Je t’en prie, articula-t-il faiblement, ne pars pas.
Il parlait d’une voix si basse que la pluie la couvrait presque.
Elle ne répondit pas.
Sentant qu’elle recommencerait à pleurer si elle restait plus longtemps, elle remonta sa vitre. Regardant par-dessus son épaule, elle sortit en marche arrière de l’allée. Garrett posa la main sur le capot au moment où la voiture s’ébranlait, ses doigts glissèrent sur la surface mouillée tandis qu’elle reculait lentement. Elle arriva dans la rue, prête à partir, les essuie-glaces en marche.
Brusquement, Garrett prit conscience que sa dernière chance lui échappait.
— Theresa, s’écria-t-il, attends !
Le martèlement de la pluie l’empêcha d’entendre. La voiture dépassait déjà la maison. Garrett courut jusqu’au bout de l’allée en agitant les bras pour attirer son attention. Elle ne parut rien remarquer.
— Theresa ! hurla-t-il à nouveau.
Il courait après elle au milieu de la rue, s’éclaboussant les pieds dans les flaques qui commençaient à se former. Les feux des freins clignotèrent une seconde puis s’allumèrent tandis que la voiture s’arrêtait. La pluie et la brume qui tourbillonnaient autour d’elle lui donnaient des allures de mirage. Garrett savait que Theresa le regardait dans le rétroviseur, la distance se réduisait. Il avait encore une chance...
Les lumières des freins s’éteignirent brusquement, et la voiture repartit en prenant plus rapidement de la vitesse cette fois-ci. Garrett continua à la poursuivre, mais elle le distança instantanément, devenant de plus en plus petite. Ses poumons le brûlaient, mais il continuait à la poursuivre, dans un effort désespéré. La pluie s’était transformée en véritables trombes d’eau, transperçant sa chemise et réduisant sa vision.
Il finit par s’arrêter. L’air était saturé d’eau, il respirait péniblement. La chemise plaquée sur la peau, les cheveux dans les yeux, debout au milieu de la chaussée, il regarda la voiture tourner au coin de la rue et disparaître de sa vue.
Il ne bougea pas et resta ainsi un long moment à essayer de retrouver son souffle, à espérer qu’elle allait réapparaître et revenir vers lui. Il regrettait de l’avoir laissée partir. Il aurait tant voulu qu’elle lui donne une nouvelle chance.
Elle était partie.
Quelques secondes plus tard, un coup de klaxon retentit derrière lui et son cœur fit un bond. Il se retourna précipitamment et chassa la pluie de ses yeux, s’attendant presque à voir son visage derrière le pare-brise pour constater aussitôt son erreur. Il se rangea sur le côté de la route pour laisser passer la voiture et, sous le regard du conducteur qui s’attardait sur lui, il se rendit soudain compte qu’il ne s’était jamais senti aussi seul.
Theresa était assise, son sac sur les genoux. Elle avait été l’une des dernières à embarquer, n’étant arrivée que quelques minutes avant le décollage.
Elle regardait par le hublot les rideaux de pluie tomber. En bas, sur le tarmac, les bagagistes chargeaient précipitamment les derniers bagages en essayant de les protéger. Ils terminèrent à l’instant précis où l’on fermait la porte de la cabine. Puis la passerelle recula vers le terminal.
La nuit tombait, il ne restait plus que quelques minutes de lumière grisâtre. Les hôtesses procédèrent à une dernière inspection de la cabine, s’assurant que tout était bien en ordre, et gagnèrent leurs sièges. Les lumières des plafonniers clignotèrent, l’appareil commença à reculer et se tourna vers la piste.
L’avion s’arrêta, dans l’attente de son autorisation de vol, parallèle au terminal.
Elle regarda distraitement le bâtiment. Du coin de l’œil, elle aperçut une silhouette solitaire debout derrière une fenêtre, les mains plaquées sur la vitre.
Elle regarda plus attentivement. Ce n’était pas possible !
Était-ce lui ? Difficile à dire. Les verres teintés du terminal ajoutés à la pluie gênaient sa vue. S’il ne s’était pas tenu si près de la fenêtre, elle ne l’aurait même pas vu.
Theresa continuait à fixer la silhouette, la gorge nouée.
Il ne bougeait pas.
Les moteurs rugirent puis baissèrent de régime alors que doucement l’appareil commençait à rouler. Elle savait qu’il ne restait que quelques secondes. Le terminal s’éloigna tandis que l’avion prenait de la vitesse.
En avant... vers la piste de décollage... loin de Wilmington...
Elle se retourna, plissant les yeux pour l’apercevoir une dernière fois, mais il était impossible de savoir s’il était encore là.
Tandis que l’avion continuait sa route, regardant toujours par le hublot, elle se demanda si elle avait bien vu ou si tout cela n’était que le fruit de son imagination. L’avion tourna brusquement pour s’aligner au décollage, puis Theresa sentit la poussée des moteurs tandis que l’appareil filait sur la piste dans un grondement de roues jusqu’au moment où elles quittèrent le sol. À travers ses larmes, elle vit apparaître Wilmington tandis que l’avion prenait de l’altitude. Il survola les plages désertes... les jetées... la marina...
L’appareil engagea un virage, légèrement incliné, pour se diriger vers le nord. De son hublot, elle ne voyait plus que l’océan, ce même océan qui les avait réunis.
Derrière les énormes nuages, le soleil descendait vers l’horizon.
Juste avant d’entrer dans les nuages qui leur masqueraient le sol, elle passa doucement la main sur la vitre, imaginant qu’elle lui caressait la main une fois encore.
— Au revoir, chuchota-t-elle.
Et, silencieusement, elle se mit à pleurer.
13
L’hiver avait commencé tôt cette année. Assise sur la plage, près de l’endroit où elle avait trouvé la bouteille, Theresa remarqua que la brise froide de l’océan avait forci depuis son arrivée le matin. Des nuages gris et menaçants roulaient au-dessus de sa tête, et les vagues se soulevaient et se brisaient à un rythme croissant. La tempête se rapprochait.
Elle avait passé la journée sur la plage, à revivre leur amour jusqu’à ce jour où ils s’étaient dit au revoir, fouillant ses souvenirs à la recherche d’un fragment d’explication qui aurait pu lui échapper. Toute cette année, elle avait été hantée par son expression quand elle l’avait vu dans le rétroviseur en train de la poursuivre. Le quitter à ce moment-là avait été le plus gros effort de sa vie. Souvent elle rêvait de remonter le temps et de pouvoir recommencer cette journée depuis le début.
Elle finit par se lever. Elle marcha au bord de l’eau en regrettant qu’il ne soit pas là. Il aurait aimé ce temps brumeux et humide, et elle se tourna vers l’horizon en l’imaginant près d’elle. Elle s’arrêta, fascinée par le tumulte et le grondement des flots. Quand elle détourna la tête, elle s’aperçut qu’elle avait perdu son image. Elle resta un long moment à essayer de la faire réapparaître, en vain. Il était temps d’y aller. Elle repartit d’un pas plus lent en se demandant s’il aurait compris la raison de sa venue ici.
Malgré elle, ses pensées la ramenèrent aux jours qui avaient suivi leur dernier adieu. Nous passons tant de temps à rattraper ce que nous n’avons su dire. Si seulement..., commença-t-elle pour la millième fois, les images de cette époque défilant devant ses yeux comme une projection de diapositives qu’elle ne pouvait arrêter.
Si seulement...
Dès son arrivée à Boston, en revenant de l’aéroport, Theresa avait récupéré Kevin. Son fils, qui avait passé la journée chez un copain, lui avait raconté le film qu’il venait de voir sans même remarquer qu’elle ne l’écoutait pas. Une fois rentrés chez eux, elle avait commandé une pizza, et ils avaient mangé au salon devant la télévision. Ensuite, au grand étonnement de Kevin, elle lui avait demandé de rester un moment avec elle au lieu de l’envoyer faire ses devoirs. Assis contre elle sur le canapé, il lui lançait de temps en temps un regard inquiet, mais elle s’était contentée de lui caresser les cheveux et de lui sourire distraitement, comme si elle était à des lieues de là.
Plus tard, une fois Kevin couché et endormi, elle avait enfilé un pyjama douillet et s’était servi un verre de vin. Puis elle était allée se coucher en débranchant le répondeur.
Le lundi, elle avait eu un long déjeuner avec Deanna et lui avait raconté tout ce qui s’était passé. Elle avait voulu paraître forte. Deanna lui avait cependant tenu la main tout le temps et l’avait écoutée attentivement sans l’interrompre.
— C’est mieux ainsi, avait conclu Theresa d’un ton résolu. Il le fallait.
Deanna l’avait dévisagée, les yeux remplis de compassion. Mais elle n’avait rien dit, se contentant de hocher la tête devant les assertions courageuses de son amie.
Les jours suivants, Theresa avait fait de son mieux pour ne pas penser à lui. Travailler sur sa chronique la réconfortait. La recherche et la rédaction de ses articles monopolisaient toute son énergie intellectuelle. L’atmosphère agitée de la salle de rédaction l’aidait également, et, la conférence téléphonique avec Dan Mandel ayant donné le résultat promis par Deanna, Theresa s’attaqua à son travail avec une ardeur redoublée. Elle rédigeait deux ou trois rubriques par jour, écrivant plus vite qu’elle ne l’avait jamais fait.
Le soir, en revanche, quand Kevin était couché et qu’elle se retrouvait seule, elle avait du mal à ne pas penser à Garrett. Comme au bureau, elle essaya alors de se concentrer sur de nouvelles tâches. Elle nettoya la maison de fond en comble, récura les sols, lessiva le réfrigérateur, passa l’aspirateur et le chiffon à poussière dans tout l’appartement et rangea les placards. Rien ne fut négligé. Elle tria même les vêtements qu’elle ne portait plus pour les donner. Elle les mit dans un carton, les descendit à sa voiture et les chargea dans le coffre. La nuit suivante, elle arpenta l’appartement à la recherche d’une quelconque occupation. S’apercevant finalement qu’elle en avait terminé, mais toujours incapable de dormir, elle se tourna vers la télévision. Zappant d’une chaîne à l’autre, elle s’arrêta en voyant Linda Ronstadt qui était interviewée dans le Tonight Show. Elle avait toujours aimé ses chansons, et quand Linda interpréta une ballade romantique Theresa fondit en larmes. Elle pleura plus d’une heure.
Le week-end suivant, elle accompagna Kevin au match entre les New England Patriots et les Chicago Bears. Il l’avait suppliée de l’emmener, et elle avait fini par accepter bien que les règles du jeu lui échappent plus ou moins. Assis sur les gradins, leur haleine dessinant de petits nuages, ils avaient encouragé l’équipe locale tout en buvant du chocolat chaud sirupeux.
Ensuite, elle l’avait emmené au restaurant et lui avait laborieusement expliqué que Garrett et elle ne se reverraient plus.
— Maman, que s’est-il passé la dernière fois que tu es allée le voir ? Il t’a fâchée ?
— Non, ce n’est pas sa faute, répondit-elle doucement. Elle hésita. C’est juste que nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre, ajouta-t-elle en détournant les yeux.
Bien que Kevin ait paru déconcerté par sa réponse, elle n’avait pas trouvé de meilleure explication à lui donner.
La semaine suivante, elle travaillait sur son ordinateur lorsque le téléphone avait sonné.
— Theresa, c’est vous ?
— Oui, dit-elle sans reconnaître la voix.
— Ici Jeb Blake..., le père de Garrett. Je sais que cela peut vous paraître étrange mais j’aimerais vous parler.
— Oh, bonjour, bégaya-t-elle. Euh..., j’ai quelques minutes, je vous écoute.
Il marqua une pause.
— J’aimerais vous parler de vive voix, si c’est possible. Ce que j’ai à vous dire n’est pas facile au téléphone.
— Puis-je vous demander de quoi il s’agit ?
— Ça concerne Garrett. Je sais que c’est beaucoup vous demander, mais pourriez-vous venir ? C’est très important.
Elle avait fini par accepter. Elle avait aussitôt quitté le journal pour prendre Kevin à son école et le déposer chez une personne de confiance, expliquant qu’elle devait s’absenter quelques jours. Kevin avait essayé de savoir pourquoi elle partait précipitamment là-bas, mais, voyant le comportement étrange et distrait de sa mère, il avait senti qu’il devrait patienter.
— Dis-lui bonjour de ma part, avait-il dit en l’embrassant.
Theresa avait seulement hoché la tête. Elle s’était ensuite précipitée à l’aéroport où elle avait sauté dans le premier avion. Dès son arrivée à Wilmington, elle avait accouru chez Garrett, où Jeb l’attendait.
— Je suis content que vous soyez venue, dit Jeb dès son arrivée.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle en examinant la maison à la recherche d’un signe de la présence de Garrett.
Jeb lui parut vieilli. Il l’entraîna vers la table de la cuisine et tira une chaise pour qu’elle s’asseye à côté de lui.
— D’après les informations que j’ai pu glaner à droite et à gauche, Garrett est sorti sur Happenstance plus tard que d’habitude...
C’était plus fort que lui. Garrett savait que ces gros nuages sombres à l’horizon annonçaient la tempête. Ils étaient encore éloignés, cependant, il avait encore le temps.
Surtout qu’il n’allait pas loin, seulement à quelques milles. Et, si la tempête arrivait, il pourrait toujours revenir au port. Il enfila ses gants et dirigea Happenstance droit vers la pleine mer qui se creusait, les voiles déjà réglées.
Depuis trois ans, à chaque fois qu’il sortait, il suivait la même route, autant par instinct que poussé par ses souvenirs. C’était Catherine qui avait eu l’idée de mettre le cap à l’est le premier soir où ils avaient sorti Happenstance. Dans son imagination, ils mettaient le cap sur l’Europe. Elle avait toujours rêvé d’y aller. Elle rapportait souvent des revues de voyage au magasin et s’asseyait à côté de lui pour regarder les photos. Elle voulait tout visiter : les fameux châteaux de la Loire, le Parthénon, les Highlands écossais, la basilique Saint-Pierre..., tous ces endroits dont on parlait dans les magazines. Et le voyage de ses rêves, tantôt classique, tantôt exotique, se modelait au fil de chaque nouvelle revue.
Bien sûr, ils n’étaient jamais allés en Europe.
C’était l’un de ses grands regrets. Quand il repensait à leur vie, il savait qu’ils auraient dû le faire. Il aurait pu au moins lui offrir ça et, en y réfléchissant, il savait que cela aurait été possible. En deux ans, ils avaient économisé suffisamment pour se le permettre, mais finalement cet argent leur avait servi à acheter le magasin. Quand elle s’était aperçue que leurs nouvelles responsabilités leur interdisaient désormais de s’absenter longtemps, son rêve avait fini par s’évanouir. Elle avait ramené de moins en moins de magazines. Et cessé toute allusion à l’Europe.
Le soir où ils sortirent pour la première fois sur Happenstance, il découvrit néanmoins que son rêve était toujours aussi vivace. Elle se tenait à la proue et serrait la main de Garrett, le regard perdu au loin.
— Irons-nous un jour là-bas ? lui avait-elle gentiment demandé.
Il n’oublierait jamais son expression à ce moment-là : ses cheveux flottant au vent, son visage radieux et plein d’espoir, celui d’un ange.
— Oui, lui avait-il promis, dès que nous aurons le temps.
Moins d’un an après, Catherine, enceinte de leur enfant, mourait à l’hôpital, Garrett à son chevet.
Quand ses rêves avaient commencé, il n’avait su comment réagir. Il avait essayé de repousser les sentiments qui le tourmentaient. Un matin, dans un moment de désespoir, il avait cherché le soulagement en confiant à la plume ce qu’il ressentait. Il avait écrit d’un seul jet, sans s’arrêter, une lettre de presque cinq pages. Il l’avait emportée sur le bateau l’après-midi, et c’est alors que l’idée lui était venue brusquement, en la relisant. Portée par le Gulf Stream qui remontait vers le nord, le long des côtes américaines, pour tourner à l’est au contact des eaux plus froides de l’Atlantique, une bouteille, avec un peu de chance, pouvait dériver jusqu’en Europe et échouer sur ce sol que Catherine aurait tant voulu fouler. Sa décision prise, il scella la lettre dans une bouteille et la lança par-dessus bord avec l’espoir de pouvoir tenir ainsi, d’une certaine façon, la promesse qu’il lui avait faite. C’était devenu un rituel qu’il n’avait jamais brisé.
Depuis, il avait envoyé seize autres lettres, dix-sept en comptant celle qu’il emportait aujourd’hui. Debout à la barre, le bateau cap à l’est, il effleura distraitement la bouteille nichée dans la poche de sa veste. Il avait écrit à Catherine le matin même, au saut du lit.
Malgré le ciel qui prenait des tons de plomb, Garrett cinglait toujours vers le large. Près de lui, la radio lançait en crachotant des avertissements contre la tempête qui approchait. Après un instant d’hésitation, il scruta le ciel et la coupa. Il avait encore le temps, décida-t-il. Le vent était fort et établi et ne changerait pas de sitôt.
Après avoir écrit à Catherine, il avait rédigé une autre lettre. Celle-là, il l’avait déjà envoyée. Et c’était à cause d’elle qu’il devait lancer aujourd’hui celle de Catherine à la mer. Une série de tempêtes remontait le long de l’Atlantique, avançant lentement vers l’ouest en direction de la côte est. D’après les prévisions de la météo à la télévision, il ne pourrait plus sortir avant une bonne semaine et il ne pouvait attendre aussi longtemps. Il serait parti avant.
La mer agitée se creusait encore, les vagues étaient de plus en plus hautes, les creux de plus en plus profonds. Les voiles commençaient à peiner dans le vent stable et fort. Garrett estima sa position. L’eau était profonde, ici, mais pas encore suffisamment. Il ne pouvait compter sur le Gulf Stream en cette saison, et s’il voulait que la bouteille ait une chance de traverser l’océan il devait la larguer très loin en mer, sinon, la tempête risquait de la rabattre sur les côtes d’ici à quelques jours. Et, de toutes les lettres qu’il lui avait écrites, il tenait particulièrement à ce que celle-ci arrive en Europe. Il avait décidé que ce serait la dernière qu’il enverrait.
À l’horizon, les nuages se faisaient de plus en plus menaçants.
Il enfila son ciré et le ferma complètement. Il espérait qu’il le protégerait un moment quand la pluie arriverait.
Happenstance dansait sur l’eau à présent. Garrett tenait la roue à deux mains, maintenant son cap comme il pouvait. Soudain, le vent tourna et forcit, signalant le front de la dépression. Garrett devait commencer à tirer des bords et affronter la houle transversalement malgré le danger. Une manœuvre difficile dans de telles conditions, et qui le ralentissait, mais il préférait avancer contre le vent tout de suite plutôt que de risquer de devoir tirer des bords au retour, si la tempête le rattrapait.
L’effort était épuisant. Chaque fois qu’il virait de bord, il allait aux limites de ses forces. Malgré ses gants, ses mains le brûlaient quand les écoutes filaient entre ses doigts. À deux reprises, lors de rafales de vent imprévues, il faillit perdre l’équilibre et ne dut son salut qu’au vent qui retomba aussi brusquement qu’il s’était levé.
Pendant une heure, il continua à avancer ainsi, tout en surveillant la tempête devant lui. Elle semblait s’être arrêtée, mais il savait que c’était une illusion. Elle atteindrait la côte d’ici à quelques heures. Dès qu’elle gagnerait des eaux moins profondes, elle accélérerait et l’océan ne serait plus navigable. En ce moment, la dépression couvait comme un fusible qui brûle doucement avant de sauter.
Garrett avait déjà été surpris par de grosses tempêtes et il savait qu’il valait mieux ne pas sous-estimer leur puissance.
Une simple inattention de sa part, et l’océan l’emporterait, et il était bien déterminé à empêcher cela. Il était têtu mais pas fou. Au moment où il sentirait le danger, il ferait demi-tour et cinglerait vers le port.
Au-dessus de sa tête, les nuages continuaient à s’épaissir, prenant à chaque instant de nouvelles formes. Une petite pluie commença à tomber. Garrett leva la tête vers le ciel, il savait que ce n’était que le début.
— Encore quelques minutes, marmonna-t-il dans sa barbe. Juste quelques minutes.
Un éclair déchira le ciel. Garrett compta les secondes en attendant le tonnerre. Deux minutes et demie plus tard, il résonna enfin, explosant au large. Le centre de la tempête était encore à vingt-cinq milles environ. À la vitesse actuelle du vent, il estima qu’il avait encore une heure devant lui avant que la tempête ne l’atteigne. Il avait bien l’intention d’être rentré depuis longtemps à ce moment-là.
La pluie tombait toujours.
L’obscurité descendait peu à peu. Le soleil baissait, et des nuages impénétrables masquèrent ses derniers rayons, faisant brusquement chuter la température. Dix minutes plus tard, la pluie forcissait, nettement plus fraîche.
Bon sang ! Son temps s’amenuisait dangereusement et il n’était pas encore assez loin.
La houle se creusait de plus belle, l’océan se déchaînait, et Happenstance filait toujours vers le large. Garrett était campé les jambes écartées pour garder l’équilibre. La barre était stable, mais la houle arrivait à présent transversalement, balançant le bateau comme une coquille de noix. Il continuait résolument à avancer.
Quelques minutes plus tard, un nouvel éclair zébra le ciel..., quelques secondes..., le tonnerre. Plus que vingt milles. Il regarda sa montre. Si la tempête continuait à progresser à cette vitesse, il n’y échapperait que de justesse. Il pourrait encore revenir au port à temps si le vent soufflait toujours dans la même direction.
Mais si le vent tournait...
Il révisa son scénario. Il était parti depuis deux heures et demie contre le vent ; en revenant vent arrière, il ne lui faudrait qu’une heure et demie tout au plus, si tout se passait comme prévu. La tempête atteindrait la côte à peu près en même temps que lui.
Il devait lancer la bouteille maintenant. Il ne pouvait pas risquer d’aller plus loin.
Il agrippa la roue, qui tremblait à présent, d’une seule main, tandis qu’il sortait la bouteille de la poche de sa veste. Il vérifia que le bouchon était bien enfoncé puis regarda la bouteille dans la lumière faiblissante. Il vit la lettre à l’intérieur, roulée serrée.
En la contemplant, il éprouva un sentiment d’accomplissement, comme s’il arrivait au bout d’un long voyage.
— Merci, murmura-t-il, sa voix à peine audible au-dessus du rugissement des vagues.
Il lança la bouteille aussi loin qu’il put et la regarda voler, ne la perdant de vue qu’au moment où elle tomba dans l’eau. C’était fait.
À présent, demi-tour.
Au même instant, deux éclairs fendirent le ciel simultanément. Plus que quinze milles. Il hésita, soudain inquiet.
La tempête ne pouvait pas arriver si vite. Pourtant elle semblait avoir gagné de la force et de l’allure et, gonflée comme un ballon, elle fonçait droit sur lui.
Il utilisa l’écoute pour bloquer la roue pendant qu’il se rendait à l’arrière. Il se battit furieusement pour garder le contrôle de la bôme, perdant de précieuses minutes. Les cordes déchiraient ses gants et lui brûlaient les paumes. Il réussit enfin à déplacer les voiles, et le bateau gîta fortement en prenant le vent. Pendant qu’il revenait vers la barre, une rafale glacée arriva d’une autre direction.
L’air chaud se précipite vers le froid.
Il mit la radio en marche au moment où un avis d’alerte était diffusé. Il augmenta précipitamment le volume, écoutant attentivement le présentateur décrire les changements de vent. «Je répète... avis à tous les bateaux de plaisance... formation de vents violents... fortes précipitations attendues. »
La tempête se développait.
Avec la température qui descendait rapidement, le vent avait forci, rendant la situation périlleuse. En trois minutes, il était passé à vingt-cinq nœuds.
Garrett tourna la roue avec une impatience grandissante.
Rien ne se passa.
Il comprit brusquement que les lames soulevaient l’arrière du bateau hors de l’eau, rendant le gouvernail inefficace. Le voilier paraissait figé dans la mauvaise direction et oscillait dangereusement. Une nouvelle vague le souleva, la coque frappa violemment l’eau, et l’avant enfourna.
— Allez..., prends le vent, murmura-t-il, une sueur froide lui parcourant le dos.
Il perdait du temps. Le ciel noircissait de minute en minute, et la pluie cinglait horizontalement le bateau par rafales denses et impénétrables.
Une minute plus tard, le gouvernail plongea enfin dans l’eau et le bateau commença à virer.
Lentement... lentement... toujours trop penché sur le côté...
Avec horreur, il vit l’océan se soulever en une lame gigantesque et rugissante qui fonça droit sur lui.
Il ne s’en sortirait pas.
Il s’arc-bouta tandis que la vague s’écrasait sur la coque offerte dans un jaillissement d’écume. Happenstance se coucha sur l’eau, Garrett sentit ses jambes fléchir mais il se cramponnait toujours fermement à la barre. Il retrouva son équilibre juste au moment où une nouvelle lame déferlait sur le bateau.
Le voilier lutta pour rester droit sous l’assaut de l’eau qui balaya le pont telle une rivière en crue. D’un coup, le vent s’abattit. Miraculeusement, Happenstance commença à se redresser, son mât remonta légèrement dans le ciel d’ébène. Le gouvernail mordit à nouveau dans l’eau, et Garrett tourna la barre de toutes ses forces : il devait faire pivoter son bateau sans perdre une seconde.
Nouvel éclair. La tempête n’était plus qu’à sept milles. La radio crachota. «Je répète... alerte aux bateaux de plaisance... vent de quarante nœuds... je répète... vent de quarante nœuds, avec rafales à cinquante... »
Garrett comprit qu’il était en danger. Il ne pourrait jamais tenir Happenstance avec un vent aussi fort.
Le bateau continuait à virer, luttant à la fois sous le poids de l’eau embarquée et contre la férocité des vagues. Garrett avait les pieds dans vingt centimètres d’eau. Il allait y arriver...
Une rafale violente surgit de la direction opposée, arrêtant net la progression du voilier, le balançant comme un jouet. Au moment où Happenstance était le plus vulnérable, une énorme lame s’écrasa contre sa coque. Le haut du mât plongea vers l’océan.
Et cette rafale qui ne s’arrêtait pas.
Il était aveuglé par la pluie glaciale qui tombait latéralement. Happenstance, loin de se redresser, se coucha davantage, ses voiles alourdies de pluie. Garrett perdit à nouveau l’équilibre, l’inclinaison du bateau l’empêchant de se redresser. Si une autre vague frappait...
Garrett ne la vit pas arriver.
Telle la hache du bourreau, elle s’abattit sur le bateau avec une détermination féroce, couchant Happenstance sur le flanc. Son mât et ses voiles s’affaissèrent dans les flots. Le bateau était perdu. Garrett s’accrocha à la roue, sachant que s’il la lâchait il serait emporté par l’océan.
Happenstance prenait l’eau rapidement en expirant de l’air comme une grosse bête qui se noie.
Il fallait qu’il attrape le radeau de sauvetage. C’était sa seule chance. Garrett avança centimètre par centimètre vers la porte de la cabine en s’accrochant à tout ce qu’il trouvait, se battant pas à pas contre la pluie, contre la mort. De nouveau un éclair et le tonnerre, presque simultanément.
Il atteignit enfin la porte et agrippa la poignée. Elle refusa de bouger. Dans un effort désespéré, il cala son pied pour s’arc-bouter et tira à nouveau. Elle céda d’un coup, l’eau s’engouffra à l’intérieur, et il réalisa qu’il venait de commettre une erreur fatale.
L’océan se ruait dans la cabine, assombrissant rapidement l’intérieur. Garrett vit aussitôt que le radeau, à sa place contre le mur, était déjà sous l’eau. Il sentit que plus rien désormais ne pourrait empêcher le bateau de couler.
Submergé de panique, il se débattit pour refermer la porte de la cabine, mais la force de l’eau et le manque de prise rendaient sa tâche impossible. Happenstance coulait rapidement. En quelques secondes, la coque était déjà à moitié submergée. Il eut un éclair de lucidité.
Les gilets de sauvetage...
Ils étaient situés sous les sièges, à l’arrière.
Il se retourna. Ils étaient encore accessibles.
Dans un effort surhumain, il réussit à agripper la filière, seule prise au-dessus de l’eau, qui lui arrivait à présent à la poitrine. Il se maudit de ne pas avoir mis son gilet de sauvetage plus tôt.
Les trois quarts du voilier disparaissaient dans les flots, et il continuait à s’enfoncer.
Luttant contre le poids des vagues et le plomb qui lui paralysait les muscles, il commença sa lente progression vers les sièges, avançant une main après l’autre. À mi-chemin de son but, l’eau lui arrivait aux épaules et il prit brusquement conscience de la stérilité de ses efforts.
Il ne s’en sortirait pas.
L’eau lui atteignait le menton lorsqu’il cessa de lutter. La tête levée vers le ciel, épuisé, il refusait encore de croire que tout allait finir ainsi.
Il lâcha la filière et nagea pour s’éloigner du bateau. Sa veste et ses chaussures l’entravaient lourdement. Ballotté par les vagues, il regarda Happenstance disparaître dans l’océan. Puis, l’esprit engourdi par le froid et la fatigue, il se retourna et entreprit le long et impossible retour vers la côte.
Theresa était assise à côté de Jeb. Il parlait par petites phrases saccadées et il lui avait fallu longtemps pour raconter ce qu’il savait.
Plus tard, Theresa se souvint qu’elle l’avait écouté non pas avec terreur mais avec curiosité. Elle savait que Garrett avait survécu. Il était excellent marin et encore meilleur nageur. Il était trop prudent, trop battant pour se laisser avoir ainsi. Si quelqu’un avait une chance de s’en sortir, c’était bien lui.
Elle posa la main sur le bras de Jeb, perplexe.
— Je ne comprends pas... Pourquoi est-il sorti s’il savait que la tempête arrivait ?
— Je l’ignore, répondit-il, incapable de croiser son regard.
Theresa fronça les sourcils. Dans sa confusion, la pièce prenait des allures surréalistes.
— Il ne vous a rien dit avant de partir ?
Jeb secoua la tête. Il était livide et gardait les yeux baissés comme s’il avait quelque chose à cacher. Theresa regarda distraitement autour d’elle. Tout était rangé comme si le ménage avait été fait juste avant son arrivée. Par la porte de la chambre entrouverte, elle aperçut le lit fait. Chose curieuse, deux grandes gerbes de fleurs étaient posées sur le dessus-de-lit.
— Je ne comprends pas. Il va bien, n’est-ce pas ?
— Theresa, articula enfin Jeb, au bord des larmes, ils l’ont retrouvé hier matin.
— Il est à l’hôpital ?
— Non.
— Alors où est-il ? demanda-t-elle, refusant encore d’admettre ce qu’elle devinait confusément.
Jeb ne répondit pas.
Brusquement, sa respiration devint difficile. Un tremblement parcourut ses mains d’abord, puis tout son corps. Garrett ! Que s’était-il passé ? Pourquoi n’était-il pas là ? Jeb baissa la tête pour qu’elle ne le voie pas pleurer, mais elle entendait ses sanglots.
— Theresa, murmura-t-il d’une voix affaiblie.
— Où est-il ? s’écria-t-elle en se levant d’un bond, propulsée par une brusque montée d’adrénaline.
Elle entendit, dans un brouillard, sa chaise tomber bruyamment sur le sol derrière elle.
Jeb leva la tête. Il essuya ses larmes du revers de la main, sans se cacher.
— Ils ont retrouvé son corps hier matin.
Elle sentit un poids lui écraser la poitrine.
— Il est mort, Theresa.
Sur la plage où tout avait commencé, Theresa finissait de revivre ces événements qui remontaient à un an.
Il était enterré à côté de Catherine, dans un petit cimetière non loin de chez lui. Jeb et Theresa avaient assisté côte à côte à l’office, entourés de tous ceux qui avaient connu Garrett : des amis du lycée, d’anciens élèves de son cours de plongée, des employés du magasin. La cérémonie avait été simple, et, malgré la pluie qui s’était mise à tomber dès que le pasteur avait fini de parler, les gens s’étaient longuement attardés.
La veillée mortuaire avait eu lieu chez Garrett. Un par un, les gens étaient venus présenter leurs condoléances et partager leurs souvenirs. Quand Jeb et Theresa s’étaient retrouvés seuls, il avait sorti une boîte d’un placard et lui avait demandé de s’asseoir à côté de lui pour regarder ensemble ce qu’elle contenait.
Il y avait des centaines de photographies. Au fil des heures, la jeunesse et l’adolescence de Garrett défilaient sous les yeux de Theresa, toutes ces bribes de sa vie qu’elle n’avait pu qu’imaginer. Ils avaient ensuite trouvé des photos plus récentes. Les remises de diplômes au lycée, à l’université ; Happenstance restauré ; Garrett devant son magasin refait à neuf, avant son ouverture. Sur toutes les photos, elle remarqua que son sourire était toujours le même. Et souriant avec lui, elle constata que sa tenue, elle non plus, n’avait pas changé. Sauf dans les grandes occasions, les clichés le montraient depuis sa plus tendre enfance en jean ou en short avec une chemisette et des chaussures de pont toujours portées sans chaussettes.
Il y avait aussi des douzaines de photos de Catherine. Au début, Jeb avait paru gêné quand elle les avait regardées, mais, bizarrement, elle ne s’était pas sentie affectée. Elles ne provoquaient en elle ni tristesse ni colère. Elles appartenaient simplement à une autre période de sa vie.
Plus tard, dans la soirée, alors qu’ils regardaient les derniers clichés, elle vit le Garrett dont elle était tombée amoureuse. Une photo attira plus particulièrement son regard, et elle la tint devant elle un long moment. Remarquant son expression, Jeb lui expliqua qu’elle avait été prise le jour des morts, quelques semaines avant que la bouteille n’échoue à Cape Cod. Garrett était debout sur sa terrasse, avec exactement l’allure qu’il avait la première fois qu’elle était venue chez lui.
Quand elle eut enfin le courage de la reposer, Jeb la lui enleva des mains délicatement.
Le lendemain matin, il lui remit une enveloppe. En l’ouvrant, elle vit qu’il y avait glissé cette photo et quelques autres. Ainsi que les lettres qui avaient permis à Garrett et à Theresa de se rencontrer.
— Je crois qu’il aurait voulu que vous les gardiez.
Trop bouleversée pour répondre, elle avait hoché la tête en signe de remerciement.
Theresa se souvenait peu des jours qui avaient suivi son retour à Boston, et, rétrospectivement, elle n’en avait guère envie. Elle se rappelait que Deanna l’attendait à l’arrivée de son avion, à l’aéroport Logan. Dès qu’elle l’avait vue, elle avait appelé son mari en lui demandant de lui apporter des vêtements chez Theresa car elle avait l’intention de rester quelques jours auprès d’elle. Theresa avait passé plusieurs jours au lit, sans même se lever quand Kevin rentrait de l’école.
— Est-ce qu’elle guérira ? demandait-il.
— Elle a juste besoin d’un peu de temps, Kevin, répondait Deanna. Je sais que c’est dur pour toi, mais tout va s’arranger.
Elle avait fait des rêves, et ceux dont elle se souvenait étaient aussi décousus que déroutants. Bizarrement, Garrett n’y apparaissait jamais. Elle ne savait pas si c’était un signe ni même si cela avait une quelconque signification. Dans son hébétement, elle était incapable de réfléchir clairement. Elle se couchait tôt afin de rester blottie dans l’obscurité rassurante le plus longtemps possible.
Parfois, à son réveil, pendant une fraction de seconde, elle avait l’impression que rien de tout cela n’était arrivé ; c’était tellement absurde, il ne pouvait s’agir que d’une terrible erreur. Dans cette fraction de seconde, la vie redevenait ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être. Elle tendait l’oreille pour entendre Garrett bouger dans l’appartement, sûre que la place vide dans son lit signifiait simplement qu’il était déjà debout et qu’il lisait le journal en buvant son café dans la cuisine. Elle le rejoindrait en lui disant : je viens de faire un rêve atroce...
Elle n’avait qu’un seul autre souvenir de cette semaine : son besoin acharné de comprendre comment tout cela avait pu arriver. Avant de quitter Wilmington, elle avait fait promettre à Jeb de l’appeler s’il apprenait quoi que ce soit sur ce jour où Garrett était sorti avec Happenstance. Elle pensait bizarrement que la connaissance de certains détails pourrait atténuer sa douleur. Elle refusait de croire que Garrett ait pu se lancer dans la tempête sans intention de revenir. A chaque fois que le téléphone sonnait, elle espérait entendre la voix de Jeb. «Je vois, s’imaginait-elle dire. Oui, je comprends. Tout s’explique... »
Bien sûr, tout au fond, elle savait que ça n’arriverait jamais. Jeb ne l’avait pas appelée pour lui donner une explication cette semaine-là, pas plus qu’elle n’en avait trouvé à force de réfléchir. Non, la réponse lui vint d’une source tout à fait inattendue.
Sur la plage de Cape Cod, un an plus tard, elle réfléchissait sans amertume à l’enchaînement des événements qui l’avaient conduite ici. Elle était prête. Elle plongea la main dans son sac. Après en avoir sorti l’objet qu’elle avait apporté, elle le regarda en revivant le moment où la réponse lui était enfin parvenue. À l’inverse de ses souvenirs des jours suivant son retour à Boston, celui-ci était parfaitement clair.
Après le départ de Deanna, Theresa avait essayé de se raccrocher à une certaine routine. Dans son chagrin, la semaine précédente, elle avait ignoré tout ce qui composait les tâches de la vie quotidienne. Deanna s’était occupée de Kevin et de la maison et elle avait empilé le courrier dans un coin du salon. Un soir, après dîner, alors que Kevin était au cinéma, Theresa se mit distraitement à trier sa correspondance.
Il y avait une douzaine de lettres, trois magazines et deux colis. Elle identifia immédiatement le premier. Il s’agissait d’une commande qu’elle avait passée en prévision de l’anniversaire de Kevin. Elle ignorait en revanche d’où venait le second, enveloppé dans du papier kraft, et qui ne comportait pas d’adresse d’expéditeur.
Il était long et rectangulaire, fermé au ruban adhésif. Il portait deux étiquettes « Fragile », l’une près de l’adresse et l’autre au dos de la boîte, ainsi qu’une troisième mentionnant « À manipuler avec soin ». Curieuse, elle décida de l’ouvrir en premier.
C’est alors qu’elle aperçut le cachet de Wilmington, Caroline du Nord, datant de deux semaines auparavant. Vite, son regard revint sur l’adresse. C’était l’écriture de Garrett.
Elle posa le paquet, l’estomac soudain noué.
Elle sortit une paire de ciseaux du tiroir et coupa le ruban adhésif d’une main tremblante, en tirant délicatement sur le papier en même temps. Elle savait déjà ce qu’elle trouverait à l’intérieur.
Après avoir sorti l’objet et vérifié qu’il n’y avait rien d’autre dans le paquet, elle défit avec précaution l’emballage à bulles. Il était scotché fermement en haut et en bas, et elle eut encore besoin des ciseaux. Enfin, elle posa l’objet devant elle et le contempla un long moment, incapable de bouger. Quand elle le souleva pour mieux le regarder, son visage s’y refléta.
La bouteille était bouchée, la lettre posée droit dedans. Après avoir retiré le bouchon, qu’il avait à peine enfoncé, elle la retourna ; la lettre glissa facilement. Comme celle qu’elle avait trouvée quelques mois plus tôt, elle était serrée par un petit bout de fil. Elle la déroula soigneusement en faisant attention de ne pas la déchirer.
Elle était écrite au stylo à encre. Dans le coin en haut à droite, il y avait le dessin d’un vieux bateau, toutes voiles dehors.
Chère Theresa,
Peux-tu me pardonner ?
Elle déplia la lettre sur le bureau. La gorge nouée, elle avait du mal à respirer. La lumière au-dessus de sa tête projetait un prisme bizarre à travers ses larmes. Elle attrapa un mouchoir en papier et s’essuya les yeux. Retrouvant son calme, elle reprit sa lecture.
Peux-tu me pardonner ?
Dans ce monde que j’ai tant de mal à saisir, les vents de la destinée soufflent quand on les attend le moins. Par moments, ils ont la furie d’un ouragan, à d’autres, à peine sent-on leur caresse sur la joue. Mais on ne peut nier leur existence quand ils vous poussent, comme cela arrive souvent, vers un avenir impossible à ignorer. Toi, ma chérie, tu as été ce vent que je n’avais pas prévu, ce vent qui a soufflé plus fort que tout ce que je pouvais imaginer. Tu es ma destinée.
J’ai eu tort, tellement tort de vouloir ignorer ce qui était évident, et j’implore ton pardon. Comme un voyageur prudent, j’ai cherché à me protéger du vent et c’est mon âme que j’ai perdue. J’étais fou de vouloir tourner le dos à mon destin, mais les fous ont aussi un cœur et je me suis aperçu que tu es ce qui compte le plus au monde pour moi.
Je sais que je ne suis pas parfait. J’ai commis plus d’erreurs ces derniers mois que d’autres n’en commettent dans toute une vie. J’ai eu tort de réagir ainsi en découvrant les lettres, comme j’avais tort de cacher ce que j’éprouvais vis-à-vis de mon passé. Quand je t’ai poursuivie dans la rue, et quand je t’ai regardée quitter l’aéroport, j’ai su que j’aurais dû tout faire pour te retenir. Mais surtout, j’avais tort de me cacher ce qui était si évident pour mon cœur : je ne peux plus vivre sans toi.
Tu avais raison en tout. Quand nous étions assis dans la cuisine, j’essayais de nier ce que tu disais, alors que je savais que c’était la vérité. Comme un homme qui traverse un pays en regardant seulement en arrière, j’ai ignoré ce qui s’offrait devant moi. J’ai manqué la beauté du soleil qui se lève, l'émerveillement qui rend la vie digne d’être vécue. J’ai eu tort de le faire, ma vision était faussée, et je regrette de ne pas l’avoir découvert plus tôt.
À présent, le regard tourné vers l’avenir, je vois ton visage et j’entends ta voix, certain qu’ils indiquent le chemin que je dois suivre. Je souhaite de tout mon cœur que tu me donnes une seconde chance. Comme tu l’as peut-être deviné, j’espère que cette bouteille aura un effet magique, comme cela s’est déjà produit, et qu’elle finira par nous réunir.
Dans les jours qui ont suivi ton départ, j’ai voulu me persuader que je pourrais reprendre ma vie comme avant. Mais c’était impossible. Chaque fois que je voyais le soleil se coucher, je pensais à toi. Chaque fois que je passais devant le téléphone, je mourais d’envie de t’appeler. Et quand je suis sorti en voilier je n’ai pu penser qu’à toi et aux merveilleux moments que nous avions partagés. Je voulais que tu reviennes, plus que je ne l’aurais cru possible, et pourtant, chaque fois que je t’évoquais, j’entendais tes paroles lors de notre dernière conversation. J’avais beau t’aimer, je savais que rien ne serait possible entre nous tant que nous n’aurions pas l’assurance, l’un comme l’autre, que je ne me tournerais pas résolument vers l’avenir. J’ai continué à être troublé par ces pensées jusqu’à la nuit dernière où la réponse m est enfin parvenue. J’espère qu'une fois que je t’aurai raconté tu seras aussi convaincue que moi.
Dans mon rêve, je me voyais sur la plage avec Catherine, à l’endroit où je t’ai emmenée après notre déjeuner chez Hank. C’était une journée magnifique, le sable scintillait sous les rayons du soleil. Nous marchions l’un à côté de l’autre et elle m’écoutait lui parler de toi, de nous et des moments merveilleux que nous avions partagés. Et finalement, avec une certaine hésitation, je lui avouais que je t’aimais mais que j’en avais des remords. Elle continua à marcher quelques instants puis se tourna vers moi et demanda : « Pourquoi ? - A cause de toi. »
Ma réponse la fit sourire du petit air amusé qu’elle prenait souvent. « Oh, Garrett, dit-elle en me caressant doucement le visage, qui lui a porté cette bouteille, à ton avis ? »
Theresa arrêta sa lecture. Le ronronnement du réfrigérateur semblait faire écho aux paroles de la lettre.
Qui lui a porté cette bouteille, à ton avis ?
Elle se renversa dans son fauteuil et ferma les yeux, essayant de retenir ses larmes.
— Garrett, murmura-t-elle, Garrett.
Dehors, elle entendait les bruits de la circulation. Lentement, elle reprit sa lecture.
À mon réveil, je me suis senti vide et seul. Le rêve ne me consolait pas. Au contraire, je souffrais à l’idée du mal que je nous avais fait et je me suis mis à pleurer. Quand, j’ai enfin retrouvé mon calme, je savais ce qu’il me restait à faire. D’une main tremblante, j’ai écrit deux lettres. Celle que tu lis en ce moment et une autre adressée à Catherine, dans laquelle je lui dis adieu. Aujourd’hui, je vais sortir Happenstance pour la lui envoyer, comme je l’ai fait avec les autres. Ce sera la dernière. Catherine, à sa façon, m’a dit d’aller de l’avant et j’ai décidé d’écouter non seulement ses paroles mais aussi l’élan de mon cœur qui me ramène vers toi.
Oh, Theresa, je suis désolé, tellement désolé de t’avoir blessée. Je viendrai à Boston la semaine prochaine en espérant que tu pourras me pardonner. Peut-être est-ce trop tard ? Je ne sais pas.
Theresa, je t’aime et je t’aimerai toujours. Je suis las d’être seul. Je vois des enfants crier et rire en jouant sur la plage, et je m’aperçois que je veux en avoir avec toi. Je veux voir Kevin grandir et devenir un homme. Je veux tenir ta main et te voir pleurer quand il se mariera, je veux t’embrasser quand il réalisera ses rêves. Je viendrai habiter à Boston si tu me le demandes parce que je ne peux plus vivre ainsi. Je suis malade et triste sans toi. Et, assis au milieu de ma cuisine, je prie le ciel que tu me laisses revenir, cette fois pour toujours.
Garrett
Il ferait bientôt nuit, le ciel gris s’assombrissait rapidement. Bien qu’elle ait lu la lettre des centaines de fois, elle éveillait toujours en elle les sentiments qu’elle avait éprouvés à sa première lecture. Depuis un an, ces émotions avaient marqué chaque instant de sa vie.
Assise sur la plage, elle essaya une fois de plus de l’imaginer pendant qu’il écrivait cette lettre. Elle passa le doigt sur les mots et caressa doucement la page en pensant qu’il y avait posé la main avant elle. Luttant contre les larmes, elle contempla la lettre comme après chacune de ses lectures. Elle voyait les bavures, comme si le stylo avait fui pendant qu’il écrivait. Cela donnait à la missive un petit côté hâtif. Six mots avaient été barrés, et elle les avait étudiés de près en se demandant ce qu’il avait voulu dire. En vain. Comme beaucoup de détails concernant cette journée, il avait emporté ce secret avec lui. En bas de la page, elle avait remarqué que son écriture était difficile à déchiffrer, comme si ses doigts s’étaient crispés sur le stylo.
Quand elle en eut terminé, elle roula la lettre à nouveau exactement comme elle était et renoua soigneusement le fil. Elle la glissa dans la bouteille qu’elle mit de côté, près de son sac. De retour chez elle, elle la poserait sur son bureau, à sa place habituelle. La nuit, quand la lueur des réverbères éclairait la pièce, la bouteille luisait dans l’obscurité et c’était souvent sa dernière vision avant de s’endormir.
Elle sortit ensuite les photos que Jeb lui avait données. Elle se souvint qu’à son retour à Boston elle les avait regardées une à une. Quand ses mains s’étaient mises à trembler, elle les avait rangées dans un tiroir et n’avait plus jamais osé les sortir.
Pourtant, à présent, elle les regardait une à une pour trouver celle qui avait été prise sur la terrasse. Elle la contempla en se souvenant de lui, de sa façon de se tenir et de bouger, de son sourire naturel, de ses rides au coin des yeux. Peut-être demain pourrait-elle faire faire un grand tirage. Elle poserait la photo sur sa table de nuit, comme Garrett l’avait fait avec celle de Catherine. Elle sourit tristement en prenant conscience qu’elle en était incapable. Les photos retourneraient dans le tiroir, sous ses chaussettes, à côté des boucles d’oreilles en perles de sa grand-mère. Ce serait trop douloureux de voir son visage tous les jours, c’était encore au-dessus de ses forces.
Depuis l’enterrement, elle était restée en contact avec Jeb en l’appelant de temps en temps pour prendre de ses nouvelles. La première fois, ce fut pour lui dire qu’elle savait pourquoi Garrett avait sorti Happenstance ce jour-là, et ils avaient fini tous les deux en larmes au téléphone. Les mois passant, ils arrivaient à mentionner son nom sans pleurer, et, parfois, Jeb lui racontait ses souvenirs de Garrett enfant ou lui répétait tout ce que Garrett lui disait d’elle pendant leurs longues périodes de séparation.
En juillet, Theresa et Kevin étaient partis une huitaine de jours faire de la plongée sous-marine en Floride. L’eau était aussi chaude qu’en Caroline du Nord et plus claire. Ils plongeaient tous les matins et passaient tranquillement l’après-midi sur la plage. Pendant le voyage de retour pour Boston, ils décidèrent d’un commun accord de recommencer l’année suivante. Pour son anniversaire, Kevin demanda un abonnement à un magazine de plongée. Ironiquement, le premier numéro présentait un article sur les épaves des côtes de Caroline du Nord, dont celle qu’ils avaient visitée avec Garrett.
Malgré de nombreuses invitations, Theresa ne sortait plus depuis la mort de Garrett. Ses collègues de travail, Deanna mise à part, essayaient tous de lui présenter des partis plus beaux les uns que les autres, mais elle déclinait poliment toutes les propositions. Il lui arrivait d’entendre ses collègues murmurer : «Je ne la comprends pas, elle n’a plus envie de rien », ou : « Pourtant, elle est encore jeune et séduisante. » D’autres, plus compatissants, observaient simplement qu’elle finirait par se remettre le moment venu.
C’est un coup de fil de Jeb, trois jours plus tôt, qui l’avait ramenée à Cape Cod. Quand il avait suggéré de sa voix douce qu’il était temps qu’elle se remette à vivre, les défenses dont elle s’entourait s’étaient brusquement effondrées. Elle avait pleuré presque toute la nuit mais le lendemain matin sa décision était prise. Elle avait fait les réservations nécessaires pour revenir ici, sans aucune difficulté puisque c’était la basse saison. Et, dès ce moment précis, sa guérison avait commencé.
Elle se demanda brusquement si quelqu’un pouvait la voir. Elle regarda autour d’elle. La plage était déserte. La seule vie venait de l’océan et elle se sentait attirée par sa fureur. L’eau semblait mauvaise et dangereuse, sans rien du romantisme qu’elle lui avait connu. Elle la regarda longuement en pensant à Garrett.
Soudain, un roulement de tonnerre retentit dans le ciel hivernal. Le vent forcit et elle sentit son esprit s’envoler avec lui. Pourquoi leur histoire s’était-elle terminée ainsi ? se demanda-t-elle. Elle l’ignorait. Bousculée par une nouvelle rafale, elle crut sentir Garrett près d’elle qui écartait de la main les cheveux qui lui tombaient sur le visage. Comme il l’avait fait quand ils s’étaient quittés. Nouvelle caresse.
Elle aurait tellement voulu changer le cours des événements ce jour-là, elle avait tant de regrets...
Là, seule avec ses pensées, elle l’aimait. Elle l’aimerait toujours. Elle l’avait su dès le moment où elle l’avait vu sur le port et elle le sentait à présent. Ni le passage du temps ni sa mort ne pourraient rien y faire.
— Tu me manques, Garrett Blake, chuchota-t-elle en fermant les yeux.
Un instant, elle imagina qu’il l’avait entendue car, brusquement, le vent tomba et le calme régna autour d’elle.
Elle reçut les premières gouttes de pluie au moment où elle débouchait la seconde bouteille qu’elle tenait soigneusement sous son bras pour en sortir la lettre qu’elle lui avait écrite la veille, la lettre qu’elle était venue lui envoyer. Elle la déroula et la tint devant elle, de la même façon qu’elle avait tenu la première lettre qu’elle avait trouvée. Le peu de lumière qui restait lui permettait à peine de lire mais elle en connaissait chaque mot par cœur. Ses mains tremblaient légèrement tandis qu’elle commençait sa lecture.
Mon chéri,
Une année s’est écoulée depuis ce jour où j’étais assise en compagnie de ton père dans ta cuisine. Il est tard, les mots me viennent difficilement, et je ne peux chasser l’impression que le moment est venu de répondre à ta question.
Bien sûr que je te pardonne. Je te pardonne à présent, comme je t’ai pardonné dès que j’ai lu ta lettre. Dans mon cœur, je n’avais pas d’autre choix. T’abandonner une fois m’a suffi et je n’aurais pas pu recommencer. Je t’aime trop pour te laisser partir à nouveau. Même si je pleure encore sur ce qui aurait pu être, je remercie le ciel de t’avoir eu dans ma vie, ne serait-ce que si peu de temps. Au début, je pensais que notre rencontre était en quelque sorte destinée à t’aider à franchir une mauvaise passe. Aujourd’hui, un an plus tard, je pense que c’était exactement le contraire.
L’ironie du sort veut que je me retrouve dans la situation où tu étais quand je t’ai connu. Pendant que j’écris, je me bats avec le fantôme de celui que j’ai aimé et perdu. Je saisis mieux désormais tes difficultés et le mal que tu as eu à retrouver le goût de vivre. Parfois, ma peine est insupportable, et, bien que je sache que nous ne nous reverrons plus, une part de moi veut rester accrochée à toi à jamais. Cela me serait facile car si j’aimais quelqu’un d’autre cet amour risquerait d’atténuer mes souvenirs de toi. C’est pourtant là le paradoxe. Bien que tu me manques beaucoup, c’est grâce à toi si je n’ai plus peur de l’avenir. Parce que tu as pu tomber amoureux de moi, tu m’as rendu l’espoir, mon amour. Tu m’as enseigné qu’il était possible de retrouver la joie de vivre, malgré toute la douleur que l’on a pu connaître. Et, à ta façon, tu m’as fait comprendre que l’amour sincère ne peut être repoussé.
Pour le moment, je ne pense pas être prête, mais ça ne tient qu’à moi. Ne te fais pas de reproches. Grâce à toi, j’ai l’espoir qu’un jour viendra où ma tristesse cédera la place à quelque chose de beau. Grâce à toi, j’ai retrouvé l’envie de vivre.
Je ne sais pas si les morts reviennent sur cette Terre et se promènent, invisibles, parmi ceux qui les aiment, mais si c’est le cas je suis sûre que tu seras toujours auprès de moi. Quand j'écouterai l’océan, je t’entendrai chuchoter, quand une douce brise caressera ma joue, ce sera ton esprit qui passera près de moi. Tu ne me quitteras jamais, même s'il y a quelqu'un dans ma vie. Tu te tiens auprès de Dieu, dans mon âme, tu guides mes pas vers un futur que je ne peux pas prédire.
Ceci n’est pas un adieu, mon chéri, c’est un remerciement. Merci d’être entré dans ma vie et de m'avoir apporté la joie, merci de m'avoir aimée et d’avoir accepté mon amour en retour. Merci de ces souvenirs que je chérirai à jamais. Et, surtout, merci de m’avoir montré qu’un jour viendra où je finirai par te laisser partir.
Je t’aime,
T
Après avoir relu la lettre une dernière fois, Theresa la roula et la scella dans la bouteille. Elle la tourna plusieurs fois entre ses mains, consciente qu’elle était arrivée au terme de son voyage. Enfin, sentant qu’il était inutile d’attendre plus longtemps, elle la lança de toutes ses forces, le plus loin possible.
Au même moment, un vent puissant se leva et le brouillard se dissipa. Theresa regarda la bouteille s’éloigner, emportée par la mer. Et, bien qu’elle sût que c’était impossible, elle imagina qu’elle ferait éternellement le tour du monde, passant au large de pays lointains qu’elle-même ne verrait jamais.
Lorsqu’elle eut disparu de sa vue quelques minutes plus tard, Theresa repartit vers sa voiture. Elle marchait sous la pluie en souriant doucement. Elle ne savait pas quand ni où la bouteille finirait par s’échouer, mais quelle importance ? Elle savait que, d’une façon ou d’une autre, Garrett recevrait son message.
FIN